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drame, qui flottent sans lien dans l’imagination du poète, se condensent tout à coup sous le souffle de l’inspiration en un premier noyau, en un nœud, et forment une situation centrale, une scène pivotale autour de laquelle tout vient se grouper, » pour rendre sa pensée plus claire, il s’avisa d’emprunter une comparaison à l’astronomie. « Dans l’étendue, s’écria-t-il, flotte à l’état de nuage une matière cosmique que j’appellerai de la poussière de mondes et qui tourbillonne éparse dans l’espace jusqu’à ce qu’un jour, sous le coup du mouvement qui les agite, quelques centaines ou quelques millions de ces molécules s’agglomèrent tout à coup ensemble, et forment un noyau de lumière autour duquel viennent se grouper successivement et incessamment d’autres molécules, qui finissent par constituer un corps solide, une planète. » Ainsi se font les planètes et les drames. Qu’ont pensé de cette comparaison les auditeurs de M. Legouvé ? A coup sûr, elle a dû les étonner, car l’instant d’avant il leur avait narré avec sa bonne grâce ordinaire une anecdote bien propre à les convaincre que les auteurs dramatiques ne sont pas des habitans de l’empyrée. Le Théâtre-Français ayant demandé à Scribe d’écrire une comédie pour Mlle Rachel, l’habile dramaturge proposa à M. Legouvé de chercher un sujet et de faire la pièce avec lui. M. Legouvé chercha et trouva, et, quand il eut trouvé, il courut chez Scribe pour lui expliquer son sujet. Scribe fut ravi, nous raconte M. Legouvé, et il ajoute : « Savez-vous sa réponse ? Il me saute au cou en me disant : Cent représentations à six mille francs ! »

Voilà une réponse, un attendrissement et une embrassade qui n’ont rien d’olympien ni d’éthéré. M. Legouvé semble avoir craint que son anecdote ne produisît sur son public une fâcheuse impression, il a cherché à rattraper son mot. « Vous vous scandalisez peut-être, leur dit-il, de cet enthousiasme chiffré. Vous avez tort ; ce n’est pas un mot de spéculateur, c’est un cri d’artiste ; ce que l’artiste aime dans les fortes recettes, ce n’est pas seulement le gain qu’elles apportent, c’est surtout le succès qu’elles représentent. Il estime dans l’argent le seul thermomètre qui dise la vérité. » Ah ! permettez, l’argent est une chose aimable et précieuse, et il est fort naturel que les auteurs aiment à en faire ; si étoile que l’on soit, on ne laisse pas d’être homme, il faut vivre, et il est permis d’aimer à bien vivre ; mais ce ne sont pas uniquement les comptes d’un caissier qui décident des réputations, et il serait fâcheux de demander à ce qu’on gagne le secret de l’opinion qu’on doit avoir de soi-même. M. Legouvé, qui a lu son Aristophane, sait comme nous que, si le dieu capricieux et aveugle accorde quelquefois ses faveurs aux honnêtes gens et aux œuvres honnêtes, il a souvent aussi des complaisances pour des gens qui ne les méritent pas. Ne faisons pas la part trop belle aux charlatans, et que l’habile conférencier nous permette de lui reprocher que tour à tour il surfait et calomnie les