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y est encore constamment mêlée d’une part à une physiologie arbitraire, et de l’autre à des développemens littéraires souvent ravissans, mais qui sont plus d’un moraliste à la La Bruyère que d’un analyste sévère de l’esprit humain. C’est donc par Locke que la psychologie moderne a été véritablement fondée comme science distincte, et ce qui mérite d’être remarqué, c’est que c’est lui qui le premier l’a séparée de la physiologie. Ainsi cette séparation, que l’on a si souvent reprochée à l’école spiritualiste française, a précisément eu pour auteur celui qui passe pour le chef du sensualisme moderne, et la même séparation a persisté dans la philosophie de Condillac jusqu’à Cabanis.

Non-seulement Locke a fondé la psychologie expérimentale, mais dans cette psychologie il est une partie dont il est entièrement créateur : c’est ce qu’on a appelé l’idéologie, à savoir la classification, l’analyse et l’étiologie de nos idées. C’est depuis lui que cette question a dominé en philosophie, au point d’avoir donné son nom à une école, l’école des idéologues; c’est aussi à lui que revient la recherche de la psychologie du langage, si étroitement liée à l’analyse des idées. Enfin la pensée d’une critique de l’entendement humain, comme condition préalable de la métaphysique, appartient à Locke aussi bien qu’à Kant, et il l’a lui-même exprimée en propres termes dans la préface de son ouvrage. Que s’il n’a pas exposé des vues aussi hardies et aussi profondes que celui-ci sur les lois et la valeur de nos facultés, c’est peut-être parce que, plus circonspect et plus fidèle à la méthode d’analyse et d’observation, il s’est borné à l’étude de nos facultés, au lieu que Kant, les supposant préalablement connues, ne s’est occupé que d’en deviner les fonctions, à peu près comme un savant qui ferait la physiologie du corps humain sans en avoir fait l’anatomie.

Quant au fond même des doctrines de Locke, c’est avec raison que ses modernes apologistes ont fait remarquer qu’on en avait exagéré le caractère sensualiste. On est toujours tenté, dans la controverse philosophique, de pousser à outrance les principes de ses adversaires, afin de les rendre responsables de toutes les conséquences, logiques ou non, que ces principes ont pu porter plus tard entre les mains de disciples intempérans. C’est ainsi que M. Cousin, engagé dans une lutte décisive contre l’école sensualiste, a cru ne pouvoir mieux faire que de couper l’arbre à la racine en réfutant Locke, et avec lui toute l’école condillacienne; mais la philosophie de Locke avait un tout autre caractère que celle de Condillac : en distinguant deux sources d’idées, la sensation et la réflexion, que Condillac réduisit à une seule, Locke réservait une part légitime à l’activité de l’esprit, et Leibniz a pu dire avec raison que cette doctrine, bien entendue, revenait précisément à la sienne, à savoir