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doute, mais parfaitement inintelligible. On conçoit la colère du colonel Starbottle. Il vint me demander une rétractation à laquelle je ne me refusai pas, pourvu qu’il osât nier sur l’honneur que Daniel Webster, dont les talens variés sont bien connus, ignorât le chinois. — Êtes-vous disposé, ajoutai-je, à soumettre une traduction de cette phrase à nos lecteurs en affirmant qu’elle est l’expression de sentimens qui ne furent jamais ceux de Webster ? — Apparemment le colonel n’y était pas disposé, car il sortit en frappant les portes.

Le prote prit plus tranquillement l’aventure. Heureusement il ignora que, pendant les deux jours qui suivirent, des Chinois appartenant aux blanchisseries, aux mines et aux cuisines environnantes vinssent regarder par la porte du bureau, le visage rayonnant de malice, et que trois cents numéros supplémentaires de l’Étoile eussent été demandés pour les lavoirs de la rivière. Il s’aperçut seulement que Wan-li tombait par intervalles dans des spasmes convulsifs dont il fallait le faire sortir à coups de pied.

Mais je crains de n’avoir montré qu’un côté, qui peut-être n’est pas le meilleur, du caractère de Wan-li. D’après ce qu’il me fit entendre dans son jargon incompréhensible, sa vie avait été rude ; à peine avait-il eu d’enfance, il ne se rappelait ni père ni mère. Wang le sorcier l’avait élevé à sa manière. Il avait vécu dans une atmosphère de fourberie et d’artifice, il avait appris à considérer les hommes comme des dupes ; s’il eût pensé davantage, il serait devenu sceptique ; plus âgé, il eût été un philosophe ; tel quel, c’était un diable, et un assez bon diable en somme, si l’on considère que jamais sa nature morale n’avait été éveillée, un diable en vacances, tout disposé à essayer de la vertu par amour du changement. Je ne vis jamais en lui trace d’une âme, mais il était très superstitieux et portait partout un effroyable petit dieu de porcelaine qu’il injuriait et apaisait tour à tour. Il était trop intelligent pour pratiquer les vices du Chinois vulgaire, le vol et le mensonge gratuit. Au fait, la seule discipline qu’il subît était celle de son intelligence.

Peut-être après tout ne manquait-il pas absolument de sensibilité, bien qu’il fût impossible de lui en arracher la moindre expression ; il s’attachait, je crois, à ceux qui lui témoignaient de l’intérêt. Ce qu’il serait devenu dans des conditions plus favorables, je l’ignore ; tout ce que je sais, c’est que les marques de bonté, rares et capricieuses, dont il était l’objet comme esclave d’un journaliste lui-même très mal payé, besoigneux et accablé de travail, le trouvaient reconnaissant. Il était fidèle, patient, deux qualités qu’on ne rencontre guère chez les domestiques américains, et toujours avec moi d’une politesse grave : une seule fois il donna signe de révolte. J’avais l’habitude chaque soir, en quittant le bureau, de l’emmener