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épouvanter les populations. On se raconte ces histoires navrantes, que les journaux répandent dans tout le pays avec leurs plus horribles détails, puis on recommence de plus belle à naviguer sur les rivières. On fait ici bon marché de la vie, et dans l’éternelle lutte pour l’existence chacun va gaîment au combat, sans souci de ce que le lendemain lui réserve. Il n’y a de grande colonisation qu’à ce prix.

C’est un des curieux spectacles que présente le Mississipi à Saint-Louis que la file immense de ces navires à vapeur ancrés à la levée du fleuve d’où s’élève doucement le coteau sur lequel est assise la ville. Sur la jetée en pente, pavée de larges dalles, c’est un va-et-vient continu de marchandises qu’on charge et qu’on décharge. Le nègre affranchi, l’esclave d’hier, est resté le portefaix préféré. Il va sûrement sur la planche branlante qui unit le quai au navire, haletant, suant, portant sur son dos robuste les pesans colis ou les remuant à la brouette. Quand la marchandise est trop lourde, quand ce sont par exemple des balles de coton ou d’énormes cubes de pierre de taille, alors on la manœuvre au moyen des grues à vapeur amarrées au rivage, qui la prennent à bord et la chargent sur les charrettes, ou font le travail contraire. Tout ce mouvement donne aux quais de Saint-Louis une animation particulière. Si ce n’est pas le même spectacle que celui d’un vaste port de mer qui expédie des flottes dans le monde entier comme New-York, on n’en sent pas moins qu’on est dans une métropole intérieure, le plus grand port du plus grand fleuve de l’Amérique. Quand le steamboat lève l’ancre, le coup d’œil est non moins saisissant. Les voyageurs, groupés dans les galeries extérieures, saluent leurs amis restés au rivage. Les mains, les mouchoirs, les chapeaux, s’agitent, on s’appelle une dernière fois pendant que la double cheminée des chaudières vomit dans l’air son lourd panache de fumée, et que les nègres du bord, massés à la proue ou virant le cabestan, font entendre en chœur leur poétique cantilène, aux notes aiguës ou traînantes, toujours la même depuis les premiers temps de l’esclavage, et rapportée sans doute du rivage africain par quelque trouvère indigène. A la Nouvelle-Orléans, la levée du Mississipi est encore plus animée qu’à Saint-Louis. Là s’embarquent ou se débarquent la moitié des cotons produits par les États-Unis, et les navires arrivent de tous les points du globe. Le départ des steamboats a lieu le soir. Ils remontent plusieurs à la fois les majestueuses eaux du fleuve, qui est large en ce point comme un bras de mer ; ils en desservent tous les affluens, la Rivière-Rouge, l’Arkansas, qui sont les plus proches, l’Ohio, le Missouri. Le voyage dure plusieurs jours, bien qu’on ne perde jamais la terre de vue.

Si la communication de Saint-Louis avec les états du sud se fait