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Au début, le pionnier, armé de la hache, ouvrit seul sa route à travers la forêt vierge ou le long de la plaine sans fin, au milieu des hautes herbes et des graminées naturelles. Quand la vapeur eut appris à sillonner la terre et l’eau, ce ne fut plus le colon qui marcha seul en avant ; le railway, le steamboat, non contens de le suivre, le précédèrent, et l’ouest s’ouvrit encore plus vite et d’une façon décisive devant tous ces conquérans réunis. En moins de cinq ans, de 1862 à 1867, nous avons vu se coloniser ainsi tout l’espace qui s’étend entre le Missouri et le pied des Montagnes-Rocheuses sur 500 milles de long. La plaine immense qui court d’Omaha à Chayennes a été ouverte tout entière à la civilisation par le tracé, à travers les prairies, du chemin de fer du Pacifique, une des œuvres les plus gigantesques de ce temps, et qui unit aujourd’hui le Missouri au Sacramento, et par suite San-Francisco à New-York. Précédemment la découverte de mines d’or et d’argent aux flancs de la chaîne continentale, qui n’est elle-même que le prolongement des Andes mexicaines à travers l’Amérique du Nord, avait invinciblement appelé le mineur, le settler, et le territoire de Colorado s’était fondé, un peu prématurément peut-être, par le seul concours de l’auri sacra fames, qui ne connaît aucun obstacle.

Ce qu’il a fallu de luttes quotidiennes courageusement supportées sans un mot de plainte, sans reculer un jour, pour fertiliser ainsi le désert, qui ne le devinerait, même sans avoir visité ces lointaines régions ? On partait avec une pauvre bête de somme chargée de vivres, des ustensiles, des outils. L’homme marchait à pied, suivi de sa femme et portant son enfant au bras. Si l’on pouvait emmener une maigre vache, c’était la providence de la famille. Arrivé à destination, on campait sous une cahute de troncs d’arbres, le log-house, et l’on se mettait à défricher et à semer. Le Peau-Rouge, cruel, rusé, inexorable, veillait dans la forêt sombre, dans le creux abrupt des ravins. Maintes fois il a barré le chemin au blanc et massacré sans pitié toute la famille du colon, envahisseur de ses champs de chasse. Aux privations de toute sorte, apanage du pionnier qui s’enfonce dans les solitudes, s’ajoutait la terreur de surprises quotidiennes à main armée, sans trêve ni merci. Tué, on était impitoyablement scalpé ; fait prisonnier, on périssait dans d’affreuses tortures. De l’Ohio au Wyoming, du Wisconsin au Texas, c’est toujours la même lamentable légende ; elle est partout écrite en traits de sang, et le sol en garde l’indélébile souvenir. Les anciens de chaque état, témoins, acteurs de ces luttes à leur aurore, vous en racontent tous les détails. Ce sont les titres de noblesse de ces jeunes contrées, c’est là leur seul passé ; elles n’ont pas d’autre histoire et pas d’autres ruines que celles qu’une population aborigène, — différente du sauvage d’aujourd’hui, de lui inconnue,