Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/545

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les transportent à Jaffa. De là ils font à pied, en chantant des cantiques, la longue route qui mène à travers les montagnes jusqu’à Jérusalem, et sont reçus pour la plupart dans la communauté. Je les ai vus dans l’hospice, dans leur église, et souvent surtout au Saint-Sépulcre ; coiffés de la casquette nationale, frileusement plies dans leurs longues lévites, ils ôtent à l’entrée du sanctuaire leurs grandes bottes rougies par les neiges, se prosternent sur le pavé avec des signes de croix répétés et prient avec ferveur. Et il ne faudrait pas confondre ces démonstrations avec les simagrées machinales du dévot grec : il suffit de regarder ces physionomies où le sentiment se traduit avec la jeunesse et la gaucherie naïve des figures de nos cathédrales gothiques, ces yeux ardens sous ces longs cheveux retombant en boucles sur les épaules, pour y surprendre une flamme de foi véritable et immense. Beaucoup ne croient pas leur pèlerinage achevé à Jérusalem et le continuent jusqu’au Sinaï ; ils affrontent les fatigues et les misères de plusieurs mois de marche dans les déserts arabiques, pour aller baiser les rochers touchés par Moïse. On nous a montré une très curieuse collection de fossiles, de poissons et de coquillages pétrifiés rapportés et augmentés sans cesse par les pèlerins des montagnes saintes. Une anecdote encore qui pourra donner la note de cette dévotion ascétique, digne des temps héroïques du christianisme. Mme Kajevnikof nous fait voir une énorme croix en fer brut pesant au moins 18 ou 20 livres. Elle a été trouvée pendue au cou d’une vieille femme morte dans l’hospice ; la malheureuse était venue à pied de Jaffa avec ce singulier cilice, qu’elle portait depuis des années !

On conçoit maintenant ce que peut donner une pareille force savamment développée et dirigée. Si l’on ajoute à cet enthousiasme religieux les qualités d’obéissance et de respect qui nous ont frappé chez la plupart de ces hommes, on se dit qu’il n’y a pas de limites à l’action possible d’un bras servi par un aussi merveilleux instrument. Il faudrait vraiment une sagesse surhumaine pour ne pas être tenté d’en abuser. On a quatre mille pèlerins aujourd’hui, on en aura quarante mille demain, si l’on veut, si l’on peut les loger et les nourrir. Un peuple entier viendra sur cette colline, soumis, dévoué, ardent : le jour où l’on voudra, sur un mot, sur un signe, il se ruera à la délivrance du Saint-Sépulcre avec le même entrain, avec la même abnégation que les compagnons de Godefroy de Bouillon ; mais j’écarte ces éventualités violentes : l’action lente et intense d’un pareil mouvement moral s’exercera en dépit de tout. Aussi, en parcourant ces belles salles, en admirant les attentions maternelles de la Russie pour ses enfans et les sacrifices qu’elle s’impose, on sent à travers tout cela la fermentation des germes féconds, une