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initient à la Jérusalem actuelle. Une des plus curieuses a été celle que nous avons faite hier au patriarche des Arméniens grégoriens, établi sur le mont Sion, à l’ancienne église de Saint-Jacques-le-Majeur, qui appartient aujourd’hui à sa communauté. Un couvent spacieux et bien construit, une école comme on en trouverait peu dans le reste de la Turquie, pourvue de cartes, de livres européens, de collections et d’instrumens de physique, une imprimerie enfin, attestent que cette petite communauté laborieuse et intelligente représente, ici comme dans tout l’empire, une bonne part du mouvement intellectuel. Arrêtés devant les presses, maniées par d’adroits ouvriers qui impriment les Évangiles en arménien, nous ne pouvons nous défendre d’une certaine admiration : la pensée orientale, saisie de l’arme merveilleuse de notre civilisation, s’incarne sur les feuilles humides en caractères bizarres, dans une langue mystérieuse.

Lamartine appelait les Arméniens « les Suisses de l’Orient. » Le mot a du vrai en tant qu’il peint leur probité, leur ténacité, leurs aptitudes exceptionnelles au travail et à l’épargne, ces qualités qui ont fait passer entre leurs mains, dans tous les centres commerciaux du Levant, un tiers au moins de la fortune mobilière. Fils des montagnes, eux aussi, descendus des massifs du Caucase et des plateaux de Van, où fut le berceau de leur race, la destinée les en a étrangement éloignés. Ils sont peut-être le plus frappant exemple de la persistance du lien national, resserré et garanti par le lien religieux, dans les races désagrégées de l’Orient. Dispersés sur toute la surface de cet immense empire et du royaume de Perse, ils ont oublié pour la plupart la langue de leurs pères et n’entendent que celle des populations turques ou arabes auxquelles ils sont mêlés. Néanmoins, partout où le hasard les a groupés, ils se reconnaissent, se réunissent en communauté distincte, s’allient et se soutiennent entre eux, se serrent autour de l’autel en tournant les yeux vers le chef suprême de leur religion, le patriarche demeuré à Eschmiadzin, dans les montagnes natales. Ils savent prouver par ces qualités particulières dont je parlais la constance et l’hérédité chez eux de ce qui constitue un peuple, le caractère national.

Le patriarche de Jérusalem est un homme tout jeune encore, d’une stature de géant, d’une physionomie noble et intelligente. Il a été, le croirait-on ? étudiant en droit à Paris, où il a appris la photographie, qu’il pratique avec succès. Rendu à la vie orientale, il en a retrouvé avec les grandeurs les plus sombres embûches. A la suite d’une cabale formée contre lui, on a tenté par deux fois de l’empoisonner ; sauvé par sa robuste constitution, il a fait jeter les coupables dans un in-pace, mais il n’ose plus manger que des mets