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étudie avec passion depuis vingt ans chaque recoin de la ville sainte, et s’est fait une érudition archéologique du meilleur aloi qu’il met libéralement au service de tous. Le soir, nous profitons de l’affable hospitalité du consul de France et des relations qu’il nous a bien vite créées avec les patriarches des différens rites, avec tout ce que la petite société hiérosolymitaine compte d’éminent et d’original. Dans ce monde à part, l’étude des hommes complète celle des lieux et apporte son contingent précieux d’informations et de lumières. Je trouve à grand’peine quelques heures de la veillée pour rassembler ces notes ; s’il était besoin d’en excuser les lacunes, je devrais avouer quelle rêverie me faisait les interrompre, quand la splendeur des nuits de Syrie m’attirait à ma fenêtre, et m’y retenait par la séduction d’un mensonge propre aux villes arabes. Sur les terrasses plates de toutes ces maisons blanches, la lumière lunaire produit un singulier effet ; on dirait d’une épaisse couche de neige tombée dans la ville orientale. Sur toutes ces toitures horizontales qui s’étagent au-dessous de moi contre les flancs du mont Sion, la pierre passée au lait de chaux blanchit comme un tapis de frimas, émergeant dans la clarté du sein des ombres environnantes. En face, de l’autre côté de la rue, la tour de David se dresse sur ses énormes assises, reliant tout le massif de fortifications de la porte de Jaffa et des remparts. Les blocs à bossages rugueux, éclaboussés par la lumière rasante, les créneaux, accusés par une couronne de paillettes comme une légère touche de givre, complètent l’illusion, — illusion si frappante qu’elle me reporte soudain à ces jours, déjà lointains et présens encore, passés dans la dure hospitalité de l’ennemi, quand, durant les longues nuits de décembre, au milieu des toits ployant sous la neige, l’insomnie nous poussait à nos fenêtres, tout pleins de l’inquiétude de ceux qui vivaient ou mouraient loin de nous. Ces remparts, ces créneaux, ces fossés, n’est-ce pas la forte citadelle qui baigne ses pieds dans l’Elbe, et la muraille saxonne avec son glacis de givre derrière laquelle grelottent nos pauvres compagnons captifs ? Il ne faut rien moins, pour rompre le sortilège, que ce palmier qui se dresse au-dessus des réservoirs d’Ézéchias. Aussi bien ce silence de mort et cette nuit recueillie n’appartiennent qu’à la veuve de Sion. Tandis que dans nos villes les rues populeuses s’emplissent du bruit sourd des voitures et des clameurs douteuses de la nuit, aucun souffle ne trouble le sommeil éternel de Jérusalem, aucun pied n’ébranle ce pavé muet, — tout au plus, de loin en loin, l’aboi d’un chien ou le clairon insolent d’une caserne turque ; les croisés ne sont plus campés sur les collines d’alentour pour lui donner la réplique « à grand vacarme de timbales et de nacaires. »