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mot du caractère créé par Mérimée, et que Mme Galli-Marié s’est attiré le reproche d’interpréter d’une façon trop vraie, trop réaliste. Étrange démon que cette artiste ! elle quitte le théâtre, n’ayant plus de voix ; elle y reparaît trois ans après en toute possession de ses moyens. Cet éternel Mignon avec ses airs pleurards l’avait énervée ; elle a retrouvé sa flamme et son esprit : pour de la distinction, c’est autre chose ; mais Mme Galli-Marié se connaît en littérature, elle a lu Mérimée, et nous répondra qu’elle joue Carmen et point Célimène. Elle a les allures du rôle comme elle en a le ton. Emerson a dit : « L’ Anglo-Saxonne a la démarche fière d’une race libre, elle marche comme si elle avait conquis le monde ; l’Espagne, elle, ne marche pas en amazone ; mais l’Espagne a le meneo. » De Saint-Sébastien à Malaga, de Bilbao à la Ronda, toute femme en Espagne, grande dame ou paysanne, affecte cette désinvolture, et la jota elle-même n’a pas un caractère plus national que ce fameux mouvement de hanches dont ceux-là seuls se scandalisent qui veulent qu’en fait d’art il y ait encore des Pyrénées. S’imagine-t-on par hasard que la Havanera du premier acte produirait son effet sans cette pantomime qui l’accompagne ? Musique bizarre, monotone, au rhythme paresseux, traînard, et comme imprégnée de ce sentiment d’accablement particulier au pays orageux des tropiques ! Il est une complainte nègre que chante Mme Viardot et que chante Pagans, le Havanero par excellence :


Ultè, nò è na...


M. Bizet s’en est très habilement inspiré, et Mme Galli-Marié en traduit poétiquement la morbidesse.

Parlons maintenant des convenances d’un pareil sujet. « Comment peux-tu douter que je t’aime, puisque je ne te demande pas d’argent ? » Une femme capable de tenir un pareil langage ne peut guère nous intéresser au théâtre. Il y a de ces choses dont un écrivain du talent et de la force de Mérimée peut tirer parti dans un roman, mais qui ne sauraient pourtant être mises à la scène. Carmen s’éprend d’un soldat au premier acte, au troisième elle idolâtre un torero. Ajoutez à la pièce un acte de plus, ce sera le tour du capitaine Zuniga, et ainsi de suite. De telles figures ne sont, je ne dirai pas sympathiques, mais supportables, que lorsqu’un écrivain les localise et les fait valoir à leur point en les entourant de toutes les circonstances atténuantes que dispensent le style, l’observation et la philosophie humoristique d’un bel esprit paradoxal. Vues de face, elles ne vous inspirent que de la répulsion. Comme contraste à ce démon, les auteurs ont imaginé de produire un ange : la pieuse et sensible Micaëla, qui survient, l’olivier à la main et la romance aux lèvres, pour rappeler sa mère mourante au fils coupable et déserteur de toutes les vertus. Je n’ai nul besoin de remarquer ici que ce