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Ces rares qualités, qui font de M. de Rémusat le type le plus accompli du libéral de notre temps, il ne les a pas seulement déployées dans la politique, il les a portées dans la philosophie, pour laquelle il a toujours eu la plus constante des passions : on ne se tromperait même pas en supposant que sa passion pour la philosophie est plus vive encore que pour la politique. Si la politique est pour lui un devoir, une tradition de famille, un engagement de jeunesse, la philosophie est un goût, une libre inclination. L’une s’impose à sa volonté, l’autre à son amour. Si les longues années de silence et de loisir que lui a données l’empire lui ont douloureusement pesé, ce n’est pas l’ambition, ni même le désir inquiet de l’activité, qui souffraient en lui, c’était l’amour du pays et le sentiment blessé de la dignité humaine, car autrement une retraite qui l’eût obligé à se renfermer dans la philosophie eût été la bienvenue, elle eût rempli tous les vœux d’une âme curieuse qui se plaît dans la méditation et dans l’étude plus que dans le bruit des partis, où sa raison sereine, sa grande droiture, sa passion pour la vérité, sont constamment froissées. Si dans ces dernières années une amitié illustre n’eût pas forcé sa répugnance en l’engageant presque malgré lui dans l’arène, il eût volontiers fait comme le philosophe de Platon : « se regardant comme au milieu de bêtes féroces, incapable de partager les injustices d’autrui, et trop faible pour s’y opposer à lui seul, il reconnaît qu’avant d’avoir pu rendre quelques services à l’état ou à ses amis il lui faudrait périr, inutile à lui-même et aux autres; ayant fait toutes ces réflexions, il se tient en repos, uniquement occupé de ses propres affaires, et, comme le voyageur pendant l’orage, abrité derrière quelque petit mur contre les tourbillons de poussière et de pluie, voyant de sa retraite l’injustice envelopper les autres hommes, il se trouve heureux s’il peut couler ici-bas une vie pure et irréprochable, et quitter cette vie avec une âme calme et sereine et une belle espérance[1]. »

En philosophie, M. de Rémusat n’a jamais pris le rôle d’un chef d’école; son amitié, son admiration, sa déférence respectueuse pour M. Victor Cousin, ne lui eussent pas permis d’opposer sa propre influence à celle de l’illustre maître, et il mettait la meilleure grâce du monde à se ranger, avec de plus jeunes, honorés et étonnés, parmi ses disciples. C’était à d’autres, ce n’était pas à lui de signaler ce qui le distinguait et le mettait hors pair. Malheureusement nous sommes en un temps où celui qui veut passer pour un esprit original doit commencer par le dire : les modestes sont pris au mot. On a trop affaire de rabattre les prétentions pour avoir le

  1. Platon, République, 1. VI, trad. Cousin.