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l’illusion fût complète; mais la lutte fut courte, et le remington « fit merveille. » Les soldats, maniant cette arme pour la première fois et contre leurs compatriotes, furent aussi étonnés et attristés que leurs adversaires des effets terribles du tir rapide. Aux premiers coups de feu, le général Borges était tombé à la tête des hommes qu’il commandait; il devait être également regretté des deux partis, et la paix devait être scellée de son sang. Le général Mitre lui-même, au milieu des balles qui frappaient à ses côtés deux de ses aides-de-camp, fit cesser le massacre en arrêtant l’attaque, et, faisant rentrer ses troupes dans le rang, hissa le drapeau parlementaire. Assiégeant et non vaincu, ayant les vastes solitudes de la pampa libres devant lui pour se retirer et y refaire son armée, il aima mieux traiter dans cette situation honorable que de continuer au profit de son ambition et de ses partisans une guerre meurtrière. C’était pour lui une fin douloureuse et non sans humiliation, mais c’était du moins l’acte d’un patriote et d’un homme de bien égaré par les clameurs de ses partisans.

La capitulation fut signée, elle permettait aux partisans de rentrer dans leurs foyers sous la protection d’une amnistie générale. Mitre seul et les chefs de corps qui l’accompagnaient s’excluaient volontairement de ces avantages et exigeaient des juges, créant ainsi au gouvernement vainqueur une situation tout aussi épineuse que celle que lui avait faite la lutte à main armée.

Les guerres civiles de la Plata ont eu rarement d’histoire plus longue que celle de 1874; on y rencontre d’ordinaire peu d’événemens, perdus dans une longue période de temps. Ce sont le plus souvent de grandes démonstrations de cavalerie dans un pays immense, par conséquent sans résultat, ou des sièges interminables qui durent douze ans comme celui de Montevideo, ou neuf ans comme celui de Buenos-Ayres. L’histoire de cette dernière guerre civile diffère des autres en ce que, si elle tient en quelques mots, elle est aussi renfermée dans un espace de quelques jours. L’auteur de cette transformation est sans contredit l’étranger : il n’a pas de place dans le fonctionnement politique, mais son influence est partout. C’est lui qui a créé des besoins inconnus de luxe, de progrès et d’industrie; c’est lui qui a déterminé la mobilisation des capitaux et les a attirés dans ses entreprises, où il apporte presque seul son travail et son activité; c’est lui, simple ouvrier ou riche négociant, qui personnifie le crédit européen et la production. La constitution lui concède tous les droits civils et municipaux; électeur municipal inscrit aujourd’hui, il peut être demain maire de la ville de Buenos-Ayres aussi bien que d’un municipe inconnu, mais elle lui interdit de se mêler de politique, et il l’a en horreur.