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une nuée de Cosaques couvrant un fort détachement de plusieurs milliers d’hommes, infanterie et artillerie. Les cavaliers de Ségur ne pouvaient songer à une lutte sérieuse ; si faibles de nombre et dépourvus de canon, comment résister à six mille baïonnettes soutenues par la mitraille ? Heureusement l’ennemi se contenta d’un simulacre de combat, il lança quelques balles qui lui furent lestement renvoyées et remit l’affaire sérieuse au lendemain. Il fallait employer la nuit à rompre les arches du pont ou se préparer à une retraite inévitable. Vains efforts ! le pont résiste à tous les coups. Ce sera une triste journée, celle qui se lèvera dans quelques heures. Déjà la brigade a reçu l’ordre de partir aux premières lueurs de l’aube. La nuit avance, nuit profonde, nuit sinistre, car un ouragan effroyable vient de se déchaîner dans ce défilé de la Meuse, et rien n’est sombre comme ces violences de la nature aggravant les amertumes du destin. Enfin, voici l’aube, c’est le signal du départ, mais tout à coup que voit-on ? Le fleuve, notre allié si impuissant la veille, nous apporte un secours inespéré. On dirait qu’à l’aspect des Cosaques il s’est soulevé d’indignation : « il croissait, il débordait à vue d’œil ; ses flots accouraient, ils s’amoncelaient impétueusement les uns sur les autres, déjà même ils avaient atteint la hauteur du pont et ils en battaient les arches avec un acharnement inexprimable, lorsqu’au bruit de nos acclamations cette masse, si tenace contre nos efforts, s’écroulant enfin, laissa entre nous et l’ennemi un large abîme ! Nous admirions, nous applaudissions, nos soldats criaient de ravissement ; nous rendions grâce à ce fleuve si bon français et à la patriotique protection de la vierge de Vaucouleurs ! » Autrefois, c’est une remarque de Ségur, cette journée eût été appelée miraculeuse ; à coup sûr il n’y a point là de miracle, mais est-il interdit à la raison la plus sévère d’entrevoir le Dieu qui gouverne toutes choses, et qui, ayant créé les causes secondes, peut sans cesse en modifier l’enchaînement ? Telle est la prière, tel est le mouvement d’actions de grâces qui s’éleva naturellement du cœur de Ségur et de ses amis le 19 janvier 1814 sur la terre de Jeanne d’Arc.

Ce petit épisode a son intérêt moral, même au milieu des grandes journées de la campagne de France. Nous n’avons pas à raconter ces opérations immortelles, dernier triomphe du génie ; c’est le général Philippe de Ségur que nous voulons suivre, et quel homme, si grand qu’il soit, ne disparaîtrait pas au milieu de tels événemens ? Laissons donc dans les Mémoires du général le récit de la guerre de 1814, récit excellent, un des meilleurs du livre, plein de vigueur, plein de relief, riche de détails nouveaux et animé de toutes les ardeurs du patriotisme. C’est assez de le signaler