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que le cavalier ne peut se dégager. Plusieurs centaines d’hommes passent par là ; aucun d’eux ne répond à son appel. Hébété par le froid, abruti par la souffrance et le découragement, l’homme n’est plus un homme ; un stupide égoïsme le rend féroce. Les plus compatissans s’écartaient un peu, d’autres enjambaient par-dessus sa tête, la plupart marchèrent dessus, comme accoutumés à fouler des corps morts. Enfin un gendarme le relève. Ségur n’avait pas mangé de tout le jour ; la nuit suivante, la plus froide de l’hiver, il trouve asile dans une cabane ouverte à tous les vents. Près de son galetas s’étendait une grange énorme où plus de 400 hommes s’étaient entassés. Les trois quarts y moururent de froid. Pour sortir de ce tombeau, il lui fallut franchir des monceaux de cadavres. Enfin le voici à Vilna, où il se refait un peu, et de là, par les mêmes routes glacées, à travers les mêmes épreuves, il atteint le quartier-général de Murat. Il y arrive malade, épuisé, à bout de forces, car il ne vivait plus depuis vingt heures que de quelques poignées de neige. S’il n’avait rencontré ce bivouac du roi de Naples, il était perdu. Le lendemain, nouveau péril de mort. Séparé de ses chevaux par la foule des fuyards, blessé au pied, vaincu par la fatigue et la douleur, il s’écarte un peu de la route et tombe plutôt qu’il ne s’assied sur la neige. S’asseoir en pareil cas, c’est appeler le sommeil, et qui s’endort de la sorte ne se réveillera plus. Déjà Ségur est pris d’engourdissement. Où est l’homme qui disputait si énergiquement sa vie aux blessures de Sommo-Sierra, et qui forçait le médecin découragé de combattre encore avec lui ? Cette fois il s’abandonne, il se laisse aller, il glisse insensiblement dans l’abîme. Cependant, au travers de cette torpeur, il entrevoit un beau cheval sans cavalier qui passe à portée de sa main, il saisit la bride, et le voilà sauvé. Ce cheval, dont le maître avait péri sans doute, venait d’être recueilli par un gendarme de la garde. C’est un des soldats de Ségur, il reconnaît son chef, le remet en selle, et lui rend la vie en lui rendant le mouvement.

Après tant de souffrances, ce fut une joie de se retrouver à Posen. Assurément les circonstances générales étaient de plus en plus tristes : Murat venait de quitter son poste ; dans les ténèbres d’une longue nuit, suivant l’audacieuse expression de Ségur, il s’était évadé de notre infortune. Berthier n’était plus que l’ombre de lui-même, et le prince Eugène multipliait en vain d’héroïques efforts pour refaire une armée de nos tronçons épars. Quelle douceur pourtant de fouler une terre amie ! Au milieu des Polonais, Ségur se sentait revivre. Quinze jours de repos, de chaleur, d’abondance, avaient rétabli ses forces. Déjà même il se reprenait à l’espoir. Hélas ! ce fut dans cette ville de Posen, à l’heure où il jouissait