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La même rectitude de sentiment qui lui faisait apprécier l’ennemi d’une façon si impartiale l’accoutumait de plus en plus à juger les actes de l’empereur avec une parfaite équité, sans que jamais sa clairvoyance altérât son dévoûment. Plus d’une fois, pendant les désastres de la retraite, tout en admirant la fermeté d’âme de Napoléon, il eut occasion de remarquer combien le despotisme est funeste aux armées comme aux états. Cette justice incorruptible, même au milieu des témoignages d’un dévoûment sans bornes, parlait assez haut sous ses formes discrètes, pour que des âmes ulcérées par le malheur y vissent une sorte de manquement au devoir. Le général Gourgaud, dans son culte aveugle pour l’empereur déchu, n’était pas homme à souffrir un culte si éclairé. Il eut la prétention de réfuter (ou de faire réfuter par une plume d’emprunt) l’Histoire de Napoléon et de la grande armée[1]. On sait le bruit que fit ce livre écrit avec un parti-pris de chicane et d’injure ; c’était une provocation plutôt qu’une controverse. Il fallut que la discussion se terminât par un duel. Plusieurs généraux, parmi lesquels se trouvaient deux anciens aides-de-camp de l’empereur, s’offrirent pour être les seconds de l’historien calomnié ; le général de Ségur choisit le général Lobau et le général Dejean. Son adversaire reçut une blessure qui mit fin au combat.

Vainement le général de Ségur avait-il vérifié tous ses souvenirs avec la conscience la plus attentive, vainement avait-il complété ses notes par les témoignages les plus dignes de foi ; il touchait dans ce récit à trop de personnes, à trop d’intérêts et de passions, pour qu’il lui fût possible d’échapper à des réclamations amères. Le roi de Suède (Bernadotte) fit faire immédiatement une traduction suédoise de l’Histoire de la grande armée, en y joignant une discussion de tout ce qui concernait ses relations d’alors avec la France. L’année suivante, un officier bavarois, le baron Woehlderndorf, publia des Observations sur l’ouvrage de Ségur, et s’appliqua surtout à justifier son chef, le général comte de Wrède, de certains reproches que lui adressait l’historien de la grande armée. Toutes ces critiques, celles du roi de Suède et du major bavarois comme celles du général Gourgaud, allaient se perdre bientôt dans la sympathie et l’assentiment universels. Les peuples associés à ce grand drame admiraient l’impartialité du narrateur et l’énergie du peintre. Plusieurs traductions du livre étaient publiées en Allemagne, à

  1. Voici le titre de cette prétendue réfutation, ou plutôt, comme dit Ségur, de ce pamphlet : Napoléon et la grande armée en Russie, ou examen critique de l’ouvrage de M. le comte Philippe de Ségur, par le général Gourgaud, ancien premier officier d’ordonnance et aide-de-camp de l’empereur Napoléon ; Paris 1825, in-8o, 558 pages, avec cette épigraphe : Rendez à César ce qui est à César.