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c’est-à-dire chargeant l’ennemi l’épée haute et entraînant ses escadrons ; il faut bien cependant nous résigner à ne pas détacher sa martiale figure de cette toile immense où l’auteur l’a comme ensevelie à dessein dans la gloire et la détresse communes.

Bien que j’aie hâte de revenir aux Mémoires, je ne quitterai pas un tel livre sans y signaler certaines choses qu’on a peu remarquées en 1825, et qui nous offrent aujourd’hui l’intérêt le plus vif, je veux dire la haute impartialité de Ségur, la haute philosophie politique et morale qui se dégage pour lui de tant d’épreuves grandioses. Voyez-le quand il nous représente l’empereur de Russie apprenant la prise de Moscou par Napoléon. Cette victoire n’allait-elle pas terminer la guerre ? Napoléon l’espérait, comptant sur le découragement du tsar. Le démenti ne se fit pas attendre : Alexandre, dit éloquemment Ségur, fut grand comme son malheur. Alors, avec une équité vraiment humaine, avec une sympathie bien française pour tout ce qui est noble, l’historien cite la proclamation du tsar au peuple russe. C’est là que se trouvent ces fortes paroles : « Point d’abattement pusillanime, jurons de redoubler de courage et de persévérance ! L’ennemi est dans Moscou déserte comme dans un tombeau, sans moyens de domination ni même d’existence. Entré en Russie avec 300,000 hommes de tout pays, sans union, sans lien national ni religieux, la moitié en est détruite par le fer, la faim et la désertion ; il n’a dans Moscou que des débris ; il est au centre de la Russie, et pas un seul Russe n’est à ses pieds ! Cependant nos forces s’accroissent et l’entourent. Il est au sein d’une population puissante, environné d’armées qui l’arrêtent et l’attendent. Bientôt, pour échapper à la famine, il lui faudra fuir à travers les rangs serrés de nos soldats intrépides. Reculerons-nous donc quand l’Europe nous encourage de ses regards ? Servons-lui d’exemple et saluons la main qui nous choisit pour être la première des nations dans la cause de la vertu et de la liberté ! » La proclamation du tsar se terminait par une invocation au Tout-Puissant ; mais ce qui nous intéresse encore plus que ce langage, c’est le jugement qu’en a porté Ségur. Il sait que les Russes parlent diversement de leur général et de leur empereur, de Kutusof et d’Alexandre. « Pour nous, dit- il, nous ne pouvons juger nos ennemis que par les faits. Or telles furent leurs paroles et leurs actions y répondirent. Compagnons, rendons-leur justice ! leur sacrifice a été complet, sans réserve, sans regrets tardifs. Depuis ils n’ont rien réclamé, même au milieu de la capitale ennemie qu’ils ont préservée. Leur renommée en est restée pure. Ils ont connu la vraie gloire, et quand une civilisation plus avancée aura pénétré dans tous les rangs, ce grand peuple aura son grand siècle. »