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Iambes ? Rien ne justifie mieux l’image du cavalier impitoyable continuant à lancer par le monde la cavale harassée qui demande grâce :

Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse ;
Pour étouffer ses cris ardens,
Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse,
De fureur tu brisas ses dents.


Et c’est en de telles conditions, c’est avec cette France aux abois, c’est à l’heure où ses forces s’épuisent et où les colères des peuples s’amoncellent comme les nuées d’orage, c’est alors qu’il ose préparer l’invasion de la Russie ! « Ici, dit Ségur, on s’arrête, involontairement effrayé d’une telle œuvre ! on se demande comment, lorsqu’on en fut témoin, on put s’endormir un jour, une heure, sans vertige, sur ce sommet entouré de tant d’abîmes ! »


III

Plus on avance dans les Mémoires du général de Ségur, et plus on est frappé de ces deux caractères : dévouaient et clairvoyance. Vainement évite-t-il avec un soin pieux la moindre occasion d’accuser son maître, il signale comme malgré lui tout ce qui doit permettre à la postérité de le juger librement. Il cherchera des excuses, il expliquera les fautes, il atténuera la responsabilité de l’empereur ; jamais il ne dissimulera les faits. Comment ne pas être touché de cette double inspiration, indice d’une intelligence supérieure et du cœur le plus noble ? Ainsi, de 1809 à 1812, de son retour d’Espagne à son départ pour la Russie, ces trois années de repos ont été de sérieuses années d’éducation morale. En face de pareils spectacles, parmi tant de scènes émouvantes, sur ces hauteurs abruptes bordées de précipices, le sage, grandissant de jour en jour, est venu compléter le héros.

On le verra grandir encore pendant cette terrible année 1812. Avec son dévoûment que rien ne lasse et sa droiture qui ne fléchit jamais, à quelles épreuves il est condamné en écrivant cette partie de ses Mémoires ! Pour la première fois, à l’heure où la guerre le rappelle, il éprouve un violent serrement de cœur. Il quittait sa femme, ses trois enfans et une habitation charmante, qui était comme une retraite silencieuse et poétique au milieu du tumulte de Paris. Ce n’était pas le goût du repos qui lui rendait cette séparation si douloureuse ; il avait à peine trente et un ans, et, bien que couvert de blessures, il n’était pas homme à demander grâce au moment où l’empereur venait de le nommer général de brigade