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moi-même, mais il y en avait de deux espèces. Quant à nous, nous n’étions pas populaires ; nous parlions d’égalité, mais au fond nous étions aristocrates ! Oui, plus aristocrates que qui que ce soit peut-être ! Les jacobins du parti contraire, — comme par exemple Hullin, — battaient le pavé, ils vociféraient dans la foule du parterre ; nous ne les voyions que des loges : c’étaient les suppôts de Robespierre qui flattaient cette populace. Robespierre en était l’âme, le chef, prétendant régner par eux et en écraser la convention ; mais nous y étions ses antagonistes, moi en tête ! Il me craignait. Je le connaissais depuis sa jeunesse, nous avions été d’une même académie, j’avais alors eu l’occasion de lui prouver son insuffisance, — insuffisance relative, car on l’a mal jugé. Il avait quelque talent, une volonté forte, persévérante, de la simplicité, point d’avidité, mais il était tout bouffi d’un orgueil que j’avais humilié. C’en était assez pour être certain qu’il serait mon ennemi mortel, que son caractère haineux et envieux ne me le pardonnerait jamais, pas plus qu’à Lacuée, que sans Carnot il eût fait guillotiner, et cela uniquement parce qu’autrefois, dans un concours académique à Metz, je crois, le mémoire de Lacuée avait été préféré au sien. Mandé à Paris, Lacuée aurait été perdu dès son arrivée, si, d’après l’avis de Carnot, il ne se fut échappé par une porte au moment où par l’autre les gendarmes accouraient pour le saisir et livrer sa tête à l’amour-propre blessé de Robespierre. Je compris qu’il ne fallait pas aller combattre un pareil homme dans son club, qu’il m’y ferait quelque carmagnole, que j’y serais dominé, écrasé, et que pour lui résister il fallait choisir un autre terrain, c’est-à-dire la convention elle-même et ses comités. Ce fut donc là qu’à mon retour de Lyon je débutai par un rapport sur la désorganisation de cette province, dont j’accusai Robespierre. On fut surpris, terrifié de mon audace, Carnot entre autres, qui dans son émotion m’embrassa, louant mon courage, mais en m’avertissant qu’il m’en coûterait la tête. Cela ne m’arrêta pas, je persistai… »

Qui aurait cru que la sinistre histoire de Fouché cachât en réalité un si héroïque personnage ? Représentez-vous la surprise de Ségur quand il recueille toutes ces choses de la bouche même du grand homme méconnu. On ne s’étonne pas que, rentré chez lui, il se soit empressé de prendre la plume afin de consigner par écrit tout ce qu’il venait d’entendre. Il apprit ainsi que la chute de Robespierre fut préparée par Fouché, que Fouché, voyant Robespierre éviter la convention et se renfermer aux Jacobins, voulait l’y attaquer, le saisir, le jeter à la rivière, que, si Tallien et ses amis n’avaient fait le 9 thermidor, Fouché aurait infailliblement porté le même coup au tyran, et qu’enfin, après avoir combattu la tête de ce parti sous la