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réservé le droit. Son but est évident, c’est une trahison ; mais je le surveille. C’est pourquoi l’empereur vient de donner au maréchal Serrurier le commandement de cette belle garde nationale. Quant à la cavalerie, il veut que vous en soyez le colonel, et nous verrons alors si Fouché en disposera comme il l’entend. »

Ségur n’avait pas plus de confiance en Fouché que le ministre de la guerre, il faisait chorus à ses plaintes, il partageait et confirmait ses soupçons ; mais quand à la fin de cette tirade il entendit cette brusque annonce du rôle qu’on lui destinait, il lui sembla recevoir une tuile sur la tête. Après Ulm, Austerlitz, Iéna, après l’Ukra et Nasielsk, après la charge de Sommo-Sierra, être relégué dans la garde nationale ! Un brevet de vétérance quand il attendait si impatiemment l’heure de rejoindre l’armée active ! Aucune nouvelle ne pouvait lui être plus pénible. D’autre part, comment résister à un ordre de l’empereur ? Il n’y avait pas d’objection à faire, il n’en fit point. Résigné, mais désolé, il rentra chez lui la tête basse.

Il était en proie à ses tristes réflexions, quand on lui remit un billet de Fouché qui l’invitait à passer chez lui le lendemain. « On connaît ce personnage, dit Ségur, sa taille moyenne, ses cheveux couleur de filasse, plats et rares, sa maigreur active, sa figure longue, mobile et pâle, avec une physionomie de fouine agitée ; on se souvient du regard perçant et vif, mais sans fixité, de ses petits yeux sanglans, de sa parole brève et saccadée, conforme à son attitude remuante et convulsive. Dès qu’il m’aperçut, ces dehors s’exagérèrent d’un dépit mal concentré. » Ce dépit, c’était de voir en face de lui l’homme qui allait prendre la place de son protégé, le colonel du choix de l’empereur écartant le colonel de son choix. Il espérait pourtant que cette mission ne plairait pas à Ségur. Avec son flair des choses et sa connaissance des hommes, il avait pressenti que Ségur ne serait pas du tout satisfait de passer aux vétérans. Les paroles qu’il lui adressa étaient certainement combinées de manière à le mettre à l’aise sur ce point afin de provoquer ses confidences. Ségur se garda bien de donner dans le piège. Il avait pu confier au général Clarck le déplaisir très vif qu’il ressentait ; en face de Fouché, il eut une autre attitude : il se montra fort honoré du choix de l’empereur et empressé de lui obéir. Il attendait avec impatience le jour où il serait reconnu à la tête de son régiment.

On devine l’embarras de Fouché, qui comptait sur un refus. Au désir de Ségur d’être reconnu promptement, il répond d’une façon évasive et remet la chose au lendemain. Le lendemain, il dit à Ségur qu’il en a référé au conseil des ministres et qu’on n’a rien voulu décider. La vérité est que dans le conseil la discussion avait porté sur tout autre chose. Une altercation des plus vives avait éclaté entre Clarck et Fouché. Clarck avait dit à son collègue : « Il n’y a