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Pendant ce temps-là, Ségur, étendu au bord de la route, lisait sur la physionomie du douleur Yvan sa condamnation à mort. Ni la large blessure qui laissait le cœur à nu, ni celle de la cuisse, qu’il avait fallu ouvrir pour en extraire la balle, n’avaient effrayé le chirurgien : mais à la vue du coup qui avait pénétré dans les entrailles au-dessus du foie et dont il sondait vainement la profondeur, il n’avait pu dissimuler son inquiétude. Ségur le vit bien ; il vit aussi les gestes, il entendit les paroles des officiers de la vieille garde qui, défilant à ses pieds dans leur marche vers Buytrago, s’informaient en passant, de l’état de leur camarade. C’étaient des exclamations, des regrets, des adieux, scène étrange qui rassemblait la famille guerrière sous les yeux du mourant. Yvan, sa tâche finie, dut partir et regagner son poste ; Ségur, persuadé que tout espoir était perdu, le chargea de ses adieux pour sa famille et pour l’empereur. « Et il faut, nous dit-il, que l’amour-propre soit en nous d’une nature bien vivace ou que Napoléon l’eût bien exalté, car, l’avouerai-je ? dans ces dernières paroles adressées à l’empereur, ma plus grande préoccupation fut d’accroître son estime, me distrayant, me consolant même de la mort en songeant avant tout à bien mourir ! »

Bien mourir, c’est-à-dire mourir en brave et en serviteur dévoué, mourir comme un soldat dont la dernière pensée est pour son chef. voilà le sens qu’il donnait alors à ces mots ; il les emploiera plus tard avec une signification plus haute.

Lorsque le chirurgien Yvan eut rejoint l’empereur à Buytrago, l’empereur, apprenant que Ségur vivait encore, lui donna l’ordre de retourner sur le champ de bataille, de relever le patient avec toutes les précautions possibles, de l’installer dans sa propre calèche et de le conduire au quartier-général. Le trajet fut pénible ; à tout instant, il fallait s’arrêter, car Ségur étouffait, et le docteur, qui l’escortait à cheval, avançait continuellement la tête pour voir s’il respirait encore. On arriva cependant. L’empereur, qui repartait le lendemain par la route de Madrid, eut le temps de s’occuper de Ségur, et voulut qu’un de ses chirurgiens demeurât à Buytrago pour veiller sur lui à toute heure. Ce n’était pas Yvan, c’était un débutant plein de savoir, plein de mérite, mais alors timide et irrésolu, de ceux, dit le vaillant homme de guerre, qui craignent d’attirer l’ennemi en l’attaquant ; de peur de tuer, il laissait mourir. » Cette fois du moins, ce lutteur découragé d’avance avait une excuse qui n’était que trop sérieuse ; ses maîtres, l’illustre Larrey, chirurgien en chef de l’armée, et Yvan, chirurgien particulier de l’empereur, avaient déclaré que Ségur était perdu. A quoi bon tourmenter les dernières heures d’un mourant ? C’est ainsi que pendant deux journées entières, le 1 er et le 2 décembre 1808, ne se croyant là que pour la forme, il laissa grandir le péril de mort. Yvan