Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/349

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Providence lui a confié dans le cataclysme du vieux monde ; mais il s’accoutume peu à peu à juger ses fautes, à noter ses excès de pouvoir, à en pressentir les conséquences, à se faire un système politique sans illusions, à chercher en toute chose la justice et la vérité. Bien plus, sous le coup de tant d’émotions, au milieu des derniers éclairs du génie de l’empereur, parmi les convulsions suprêmes d’une destinée sans égale, il s’élève à des pensées religieuses qui lui étaient jusque-là restées indifférentes. L’idée d’un autre monde l’aide à mieux juger celui-ci. Une haute pensée chrétienne le met à l’abri des petites passions des partis, comme le sentiment patriotique dès l’année 1800 l’avait débarrassé des préjugés de caste. Ce n’est pas un Ségur nouveau, c’est un Ségur plus complet qui est devant nous. Le héros n’a pas disparu, le sage grandit de jour en jour. Tout cela du reste se développe lentement, discrètement, sans nulle prétention, quelquefois à l’insu de celui-là même qui nous fait ses naïves confidences. Vous croyez n’assister qu’à des tableaux de bataille ; regardez-y de plus près, c’est l’histoire d’un esprit qui s’initie aux grandes vérités sociales, c’est l’histoire d’une âme qui reprend et achève son éducation morale.


I

Nous avons laissé le héros de Sommo-Sierra étendu à terre, criblé de balles, mutilé par d’atroces blessures et recevant les premiers soins des grenadiers du 96e. C’était, on s’en souvient, le 30 novembre 1808 ; on se souvient aussi de ce cri qu’il poussait encore au moment où la vie semblait lui échapper : « En avant ! en avant ! que l’infanterie nous venge ! » C’est ce qui arriva en effet, et plus tôt qu’il n’eût osé l’espérer ; le général Barrois, à la tête de ses grenadiers, profitant de la diversion que Ségur avait opérée avec les lanciers polonais de la garde, escalada rapidement sur la droite les pentes de la montagne. Le régiment de ces lanciers de la garde, dont un escadron venait d’être détruit, accomplit sur la gauche le même mouvement que les fantassins de Barrois. Devant les baïonnettes et les lances, les gardiens de Sommo-Sierra prirent la fuite. Les lanciers, ardens à la vengeance, les poursuivirent le fer dans les reins ; tout le plateau fut balayé. En même temps l’armée française avançait, et l’empereur, franchissant ces thermopyles, qui avaient menacé de l’arrêter, allait porter son quartier-général à quelques lieues de là, dans la petite ville de Buytrago. Le soir, quand le duc de Bassano vint l’y rejoindre : « Voilà, lui dit-il, une journée qui serait complète sans une perte qui m’est bien sensible ! » Il pensait à Ségur et n’imaginait pas qu’il eût pu survivre à de si horribles coups.