Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/336

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le sénat ni la chambre n’auraient rien à lui refuser. Il n’y a que les dames qui obtiennent quelque chose du comité ou des ministères; bien sot serait celui qui négligerait l’appui de la femme de tel sénateur, de l’amie de tel député. Or, parmi les reines qui disposent de tout, aucune ne vaut miss Hawkins. — Pensez-vous donc, demande naïvement le colonel Sellers, qu’elle doive signer notre pétition? — Bon! dit Harry en éclatant de rire, ce n’est pas ainsi que les femmes s’y prennent pour réussir; on rejette les pétitions, mais un joli minois ne se laisse pas renvoyer si aisément! »

Laure comprend à demi-mot et dresse ses batteries en conséquence; elle saura bien tirer parti de la fameuse terre du Tennessee avec l’aide de ce jeune homme, qu’elle enlace froidement de ses séductions. Harry en vient à ne pouvoir supporter l’idée de vivre loin d’elle; impossible cependant de rester toujours à Hawkeye; pourquoi ne viendrait-elle pas à Washington en compagnie du colonel Sellers, qui sera forcé d’y surveiller les intérêts de ses mandataires, les citoyens de Napoléon? Washington n’est pas une ville collet-monté comme Boston ou Philadelphie; la pure démocratie règne dans ses murs; l’argent et la beauté s’ouvrent toutes les portes. — Laure repousse avec la modestie de rigueur des insinuations qu’elle feint de ne pas entendre, mais le sénateur Dilworthy traverse Hawkeye sur ces entrefaites au milieu des harangnes et des acclamations. C’est un homme fort religieux et dévoué tout entier à l’avenir de la race émancipée, ce qui ne l’empêche pas d’être sensible aux grâces féminines. Il prend le jeune Hawkins pour secrétaire, et invite son aimable sœur à passer une partie de la session d’hiver du congrès dans la capitale, sous son propre toit. A l’invitation est joint un prêt de deux mille dollars pour les premières dépenses de toilette, avec un de ces billets de libre parcours que les compagnies de chemins de fer prodiguent aux sénateurs. Miss Hawkins s’acquittera quand sa terre du Tennessee sera vendue au gouvernement pour y établir un collège industriel à l’intention des nègres.

Dilworthy s’intéresse à cette vente comme il s’est intéressé aux travaux qui devaient rendre navigable la rivière Colombus. Votés par le congrès, ces travaux ont commencé sous l’enthousiaste direction de Harry Brierly, nommé ingénieur en chef, tandis que le colonel Sellers est surveillant général; mais ils sont interrompus assez vite. La compagnie ne paie pas, et les ouvriers passent des clameurs aux voies de fait; il s’en faut de peu que le colonel ne soit pendu. Où donc se sont enfouis les deux cent mille dollars votés par le congrès pour l’appropriation? Le président de la compagnie l’explique sommairement : n’a-t-il pas fallu acheter une majorité dans la commission de la chambre et dans celle du sénat,