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auberge. Un temps de galop les conduit au camp, où une demi-douzaine de tentes sont dressées sous les chênes autour d’un grand feu. Philippe et Harry dorment comme les autres sur le sol, roulés dans leurs couvertures; tous les jours suivans, ils explorent le pays, et finissent par découvrir qu’il faudra d’immenses travaux pour rendre navigable la rivière Colombus, qui n’est qu’un ruisseau fangeux au bord duquel quelques sordides cabanes perdues dans la boue et les miasmes représentent la ville future de Napoléon. Harry n’en a pas moins des plans, des cartes, un rapport, une pétition à soumettre au congrès. Ces divers travaux le retiennent quelque temps à Hawkeye, où la famille Hawkins s’est groupée autour du jeune Washington, qui doit au colonel Sellers un chétif emploi provisoire dans l’agence immobilière d’un général Boswell.

Il va sans dire que l’élégant spéculateur s’éprend de Laure. Personne n’échappe à cette enchanteresse; elle a d’instinct tous les raffinemens de la plus savante coquetterie; c’est le complément de son étonnante beauté, qui jusqu’ici a été pour elle un don funeste. Se sentant supérieure sous tous les rapports, elle s’est réfugiée dans un monde de fictions, le seul qui lui paraisse cligne d’elle; tous les livres bons et mauvais qui lui sont tombés sous la main ont été dévorés avidement ; à cet imprudent régime, son esprit s’est développé sans doute, mais surtout faussé, perverti; elle rêve la toute-puissance de la femme, maudit sa propre obscurité, et ne trouve aucun homme capable de la comprendre. Une fois cependant, elle a cru rencontrer l’amant idéal que lui avaient fait entrevoir les livres. Les vicissitudes de la guerre, — les huit années qui se sont écoulées depuis la mort du juge Hawkins embrassent la période troublée de 1860 à 1868, — le devoir de commander le district, amenèrent à Hawkeye un officier confédéré du nom de Selby. Par malheur, il était beau, instruit, galant, avec des apparences chevaleresques. Laure l’aima, et l’officier la paya de retour jusqu’au jour où il prétendit être rappelé à la Nouvelle-Orléans, où du reste, ajouta-t-il négligemment, il avait laissé sa femme. Les auteurs du Gilded Age n’ont pas hésité à grossir les torts de Selby en lui faisant contracter avec Laure un mariage secret. Le cas de bigamie est à la mode dans la littérature américaine, comme dans la littérature anglaise; mais ici cette complication semble inutile : mariée ou non, Laure est outragée, abandonnée. Elle porte dans son sein tous les serpens de la vengeance et du désespoir, lorsque Harry Brierly se laisse prendre à ses charmes, que la science du mal rehausse désormais d’un éclat satanique. Un homme d’affaires riche et répandu dans les cercles politiques les plus influens n’est pas une conquête à dédaigner pour Mlle Laure; elle sait qu’il a dit d’elle : « C’est une superbe créature qui ferait sensation à Washington ;