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parcours. Les chevaux qu’on y trouve ne paient pas de mine; mais, élevés dans la crainte des coups, ils ont pour le fouet un respect superstitieux. En été, un bon cavalier peut franchir en moins de trois jours la distance de Recht à Téhéran. Dans les conditions ordinaires, une caravane peu chargée doit faire le même trajet en neuf jours au plus. Il est indispensable toutefois que les muletiers ne soient pas abandonnés à leur inspiration. Autrement, comme il n’y a guère de villages où chacun d’eux n’ait trois ou quatre cousins, je ne répondrais pas qu’ils fussent à mi-route au bout d’une semaine. Time is money est un proverbe qui ne sera pas de sitôt traduisible en persan. Le mieux, quand on le peut, est de former soi-même sa caravane et d’en proscrire tout élément étranger. Se mettre à la remorque d’une caravane indigène, c’est se condamner à passer par tous les caprices des muletiers et se résigner d’avance à des lenteurs qui pour un Européen constituent un véritable martyre.

Nous nous arrêtâmes au premier parti. Ce plan une fois adopté, il nous restait à réunir les bêtes nécessaires à l’expédition, opération délicate s’il en fut et faite pour lasser la patience la plus robuste. Le pauvre général, à qui nous avions délégué nos pouvoirs pour la négociation, faillit y perdre son persan. « Prix fixe » est un non-sens en Orient ; on vous y taxe selon les ressources ou la naïveté qu’on vous suppose, quitte à revenir ensuite sur l’estimation. Quand il s’agit d’un étranger, les exigences n’ont plus de limites. Les muletiers persans se font une religion d’appliquer cette loi dans sa rigueur. Le prix courant pour le trajet de Recht à Téhéran est, je suppose, de 40 francs par bête de somme; on vous en demandera sans sourciller 80 ou 90. Vous n’avez besoin que de six mulets, on vous en impose dix. Les prétextes ne manquent jamais : l’orge a renchéri subitement, la route est devenue impraticable, vos malles sont carrées au lieu d’être longues, longues au lieu d’être carrées. Disons du moins, à la louange des muletiers indigènes, qu’une fois le marché conclu on peut compter sur leur honnêteté. Il ne se passe guère de semaine qu’on ne leur confie des groups d’argent pour des sommes parfois considérables; il n’y a presque pas d’exemple qu’ils aient abusé de ces dépôts. Il est peut-être bon d’ajouter qu’en cas de fraude le délinquant s’exposerait à avoir la main coupée; on conçoit que cette perspective soit faite pour raffermir les vertus chancelantes.

Après avoir inutilement bataillé pendant deux jours pour obtenir des conditions meilleures, le général s’était résigné à en passer par toutes les exigences des muletiers. Nous ratifiâmes de bon cœur cette négociation, non sans plaisanter un peu le négociateur sur