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l’Elbourz dresse comme un rempart de granit sa cime de neige où le soleil allume des paillettes d’or; en bas, se continuant jusqu’à la mer, une ligne de forêts court le long du golfe et met un ruban sombre autour de ses flots jaunis. Pourquoi faut-il que le reste de la Perse ressemble si peu au littoral de la Caspienne?

Deux heures et demie nous ont suffi pour traverser la baie d’Enzeli, qui en cet endroit ne compte guère moins de 4 farsaks de largeur[1]. Une petite rivière, masquée par des roseaux, s’ouvre tout à coup devant nous. Deux barques de moyenne grandeur auraient peine à y passer de front. Notre voile, devenue inutile, est carguée et ficelée le long du mât. Trois de nos hommes sautent à terre et s’attellent au bateau, armés d’une sorte de pagaie qui coupe l’eau comme un rasoir, les autres se mettent en devoir de les seconder. Obligés de lutter contre le courant, nous avançons péniblement dans cet étroit canal. A droite et à gauche, une forêt de petits arbres entrelace à l’infini ses milliers de bras et nous enferme entre deux murs de broussailles. Sur les rives, les tortues fourmillent; partout la vie surabonde. Presqu’à chaque coup de rame, une poule d’eau ou une sarcelle s’enlève pesamment du milieu des joncs et rase la rivière d’un vol saccadé, tandis qu’à 1 mètre au-dessus de nos têtes les cormorans continuent à s’entre-croiser par douzaines. Fatigués d’un massacre inutile, nous renonçons bien vite à décharger nos armes sur ce gibier, qui de lui-même vient s’offrir à nos coups; d’ailleurs notre navigation touche à sa fin. Un barrage qui se dresse brusquement à quelques centaines de mètres en amont en marque le terme.

Pirébazar (tel est le nom du hameau où pour la première fois nous mettons le pied sur le territoire persan) est un point d’une certaine importance, quoique les géographies n’en fassent pas mention. C’est l’entrepôt, je n’ose pas dire le port de débarquement, de Recht, la capitale du Ghilan[2]. Quelques masures groupées autour d’un caravansérail composent tout le village. Une vingtaine de portefaix déguenillés, occupés à décharger deux ou trois barques, m’ont paru représenter la population. Le pêle-mêle dans lequel s’empilent les ballots de toute provenance ne fait pas supposer que l’ordre soit la faculté maîtresse du peuple persan.

On trouve à Pirébazar des chariots pour les bagages, les voyageurs doivent se contenter de mulets. Recht n’est pas à plus d’un farsak. Il y a cinq ans à peine, la route n’était guère qu’un marais où à la première pluie hommes et chevaux restaient fatalement embourbés.

  1. Le farsak équivaut à peu près à 6 kilomètres.
  2. Recht, dont on fait volontiers un port de mer, est, comme on voit, assez loin de la Caspienne.