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Une sorte de détroit, large de 300 à 400 mètres, qu’obstruent de nombreux bancs de sable, donne accès dans la baie d’Enzeli. Sur la rive droite, un kiosque à demi ruiné, frêle construction élevée à la hâte pour servir de pied-à-terre au shah lors de son départ pour l’Europe, dresse au milieu d’un massif d’orangers sa tête emmaillottée de nattes. Le village est un peu plus loin, abrité dans une anse qu’ombragent des arbres d’assez belle venue. Une vingtaine de masures, rangées en arc de cercle le long du rivage, mirent dans l’eau leurs toits de tuiles rouges. Des huttes de pêcheurs, éparpillées dans le voisinage, montrent au second plan leur charpente éphémère, faite de boue et de roseaux. Des douaniers en guenilles dont la conscience est marquée en chiffres connus, un essaim frétillant de mendians scrofuleux étalant leurs plaies au soleil, tel est le coup d’œil qui s’offre tout d’abord au voyageur. Des légions de cormorans rangées en bataille sur le sable achèvent le tableau plus pittoresque que séduisant.

Fermée de tous côtés, sauf en un point où elle communique avec la mer par le détroit déjà mentionné, alimentée par le tribut d’une quarantaine de petites rivières qui descendent des montagnes, la baie d’Enzeli, comme son nom l’indique (Murd’ab, eau morte), n’est autre chose en somme qu’un grand lac d’eau douce. D’innombrables essaims de poissons viennent régulièrement frayer ici et permettent aux pêcheurs du pays de renouveler presque chaque jour le miracle du lac de Genezareth La plupart de ces poissons, fumés et salés à la diable, iront s’entasser par monceaux dans les bazars de Bakou et de Shoumaka, où ils se vendent à vil prix.

Poussés par une légère brise qui met à peine quelques rides à la surface du lac, nous pénétrons dans ce gigantesque vivier. D’épaisses touffes de joncs où s’agite tout un monde d’oiseaux fuient derrière nous comme autant d’îles flottantes. A quelques centaines de mètres, une demi-douzaine de pélicans portant à l’arrière un éventail de plumes blanches, où le vent s’engouffre comme dans une voile, nagent parallèlement à nous, et semblent vouloir se donner le plaisir de nous gagner de vitesse. A chaque instant, des bandes de canards, de courlis, de cormorans, passent et repassent au-dessus de nous, à peine effarouchés par notre présence. Alléchés par cette proie facile, nous tirons nos fusils de nos gaines, et nous semons notre poudre au hasard. Alors de tous les points du lac des myriades d’oiseaux s’élèvent en criant. Oies, cygnes, flamans, toutes les variétés du genre aquatique donnent leur note dans ce concert. Un nuage de pélicans tournoie dans l’air à des hauteurs infinies et par instans projette son ombre au-dessus de nos têtes. Si la scène est vraiment féerique, le cadre est plus riche encore. A notre droite,