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l’église chrétienne naquit et se constitua. L’apocalypse fut un des genres essentiels de la première littérature chrétienne. Les livres de Daniel et d’Hénoch étaient la lecture habituelle du cercle apostolique, et les discours sur la fin des temps que l’on supposait avoir été tenus par Jésus en offrirent la vive empreinte. De bonne heure, on crut que Jésus, peu avant sa mort, avait prononcé une vraie apocalypse[1], où la fin du monde et la ruine de Jérusalem étaient présentées comme deux faits en connexion l’un avec l’autre. Dans les derniers jours de l’année 68 ou les premiers de l’année 69, parut la grande Apocalypse de Jean, qui par la célébrité qu’elle obtint plus tard a rejeté dans l’ombre toutes ses sœurs. La découverte du sens véritable de cet ouvrage singulier est une des plus belles découvertes de la critique moderne. Le livre autrefois le plus obscur de la Bible chrétienne en est aujourd’hui le plus clair, le mieux daté surtout. Nous n’avons pas à revenir sur une question qui a été ici même[2] traitée de main de maître; nous voudrions montrer comment la même méthode, appliquée à un livre qui offre beaucoup d’analogie avec l’Apocalypse de Jean, a produit des résultats du même ordre, résultats dont la précision étonnera ceux-là seulement qui n’accordent pas à ces curieux problèmes une attention assez suivie.


II.

Un livre essentiellement juif conservé dans le corps de la littérature chrétienne n’a rien qui doive nous surprendre. Les histoires macchabaïques, le livre de Judith, le livre de Tobie, les livres d’Hénoch, toute une série d’écrits apocalyptiques, négligés par les Juifs de la tradition talmudique, n’ont été gardés que par des mains chrétiennes. La communauté littéraire qui exista durant plus de cent ans entre les Juifs et les chrétiens faisait que tout livre juif empreint d’un esprit pieux et inspiré par les idées messianiques était accepté sur-le-champ dans les églises. A partir du second siècle, le peuple juif, voué exclusivement à l’étude de la loi et n’ayant de goût que pour la casuistique, négligea ces écrits. Plusieurs églises chrétiennes au contraire continuèrent d’y attacher un grand prix et les adoptèrent plus ou moins officiellement dans leur canon. Le livre dont nous allons parler est de ce nombre. Œuvre d’un Juif exalté, il n’a été sauvé de la destruction que par la faveur dont il jouit chez les disciples de Jésus. Interpolé au IIIe siècle, mutilé au moyen âge, il n’a retrouvé son unité et son intégrité

  1. Marc, XIII ; Matthieu, XXIV; Luc, XXI.
  2. Voyez la belle analyse que M. Réville a donnée des travaux sur l’Apocalypse dans la Revue du 1er octobre 1863.