Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/126

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme on n’en voit qu’en Amérique. La spéculation s’en mêla, et Dickens se vit bientôt suivi de gens habiles qui accaparaient les billets et les revendaient ensuite au prix qu’ils voulaient. Ils assiégeaient la porte du bureau de vente, apportaient des matelas dans la rue pour y passer la nuit, faisaient des feux de joie, et forçaient la police à se montrer. Et partout abondaient en même temps les témoignages de l’admiration la plus vraie. Le président Andrew Johnson demandait comme une faveur un rendez-vous au romancier, et celui-ci, le jour de sa fête, trouvait sa chambre remplie de fleurs et de guirlandes. Il n’y avait qu’une ombre au tableau, le froid d’une saison extraordinaire, qui, joint aux cahots des voies ferrées sur lesquelles Dickens passait la moitié de son temps, avait épuisé ce qui lui restait de forces. « C’est un dur labeur, un dur climat, une dure vie, » écrivait-il. Il ne dormait plus, mangeait à peine, et souffrait d’un rhume violent que rien ne pouvait guérir. Il ne retrouvait un peu de voix et de vie qu’au moment de paraître en public, par un puissant effort de volonté. Au bout de cinq mois de voyage et après soixante-seize lectures, il s’arrêta. On lui offrit à New-York, sous la présidence d’Horace Greeley, un dîner d’adieu. Il y prit congé de ses nombreux amis, y signala les heureux changemens qu’il avait remarqués dans les mœurs américaines, promit qu’il en rendrait témoignage dans les éditions futures de ses ouvrages, et arriva chez lui au mois de mai 1868. Sa santé était perdue, mais il avait, tant en Angleterre qu’aux États-Unis, gagné un million.

Il reprit alors la plume, et commença le Mystère d’Edwin Drood, qu’il ne devait pas achever. Entre cette dernière œuvre incomplète et David Copperfield, Dickens n’avait pas laissé que de beaucoup écrire. Bleak-House, la Petite Dorrit, les Temps difficiles, les Grandes Espérances, Notre Ami commun, tels sont les principaux romans qui ont vu le jour de 1854 à 1865. Ils sont moins célèbres que ceux qui les ont précédés, offrent peut-être plus d’inégalités, mais ils ont encore de bien belles parties, et, si l’on y rencontre des traces de fatigue, la décadence ne s’y fait pas sentir. Dickens, il faut en prendre son parti, n’était pas un génie égal et symétrique. Quoiqu’il se soit une fois approché de la perfection, ce qu’il a fait a souvent été excessif par quelque côté; chez lui, l’excellent et le pire se sont presque toujours touchés. Sa manière, toute formée à partir de Martin Chuzzlewit, a pu s’exagérer dans la suite, comme il arrive ordinairement quand on vieillit, mais il serait bien difficile de marquer le point exact où le développement a cessé, où les défauts sont devenus la règle et les beautés l’exception. Cependant M. Forster, qui a eu entre les mains tous les manuscrits de son ami et qui a pu suivre de très près ses différens procédés de composition, a