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venait d’offrir à un malade les consolations de la religion et se flattait que sa peine n’avait point été perdue ; en quittant la chambre, il entend le malade s’écrier : « Après tout, Dieu merci, Pickwick paraîtra dans dix jours. »

Le livre n’est pourtant pas un chef-d’œuvre, tant s’en faut, et Dickens devait faire mieux plus tard; mais à travers ces scènes comiques, où se déploient, avec les accidens ordinaires de la vie, les personnages les plus originaux comme les plus ridicules de la bourgeoisie et du peuple, on retrouvait la grande sève nationale des romanciers classiques, et l’on saluait dans le nouvel auteur l’héritier direct de Smollett et de Fielding. On faisait bon marché de l’invraisemblance et de la banalité des aventures, on passait condamnation sur l’insuffisance de l’intrigue parce que derrière le romancier on sentait l’humoriste. Enfin avec Dickens on rentrait dans la nature et dans la réalité, ce qui est en résumé le moyen le plus simple d’entraîner le public, bien qu’il ne soit pas aussi aisé qu’il le semble. En effet, le roman anglais n’avait pas retrouvé au XIXe siècle la veine si riche jadis exploitée, mais non épuisée. Si l’on avait observé avec fidélité et peint avec délicatesse, nulle part la puissance créatrice ne s’était révélée. Une place restait vide ; ce fut Dickens qui la prit. Ce n’était pas qu’il donnât toujours à ses personnages une extrême vérité, mais il excellait à leur inspirer une vie extraordinaire, et à leur souffler quelque chose de sa poétique et fantastique imagination. Les êtres qui peuplaient ce monde, où Pickwick se meut avec tant de bonne humeur et de satisfaction, appartenaient peut-être à un ordre de création inférieur ; mais ils étaient si nouveaux et si amusans qu’il ne semblait pas possible de mettre en doute leur existence. Le branle était donné, et la fortune littéraire de Dickens, un peu hésitante au départ, ne devait plus s’arrêter en route.

Ceux qui ont connu le romancier à cette époque ont gardé de lui un souvenir ineffaçable. Avec un air de jeunesse et de franchise, d’heureux traits, d’abondans cheveux bruns, des yeux pleins d’intelligence et de gaîté, il était plus semblable à un homme d’action qu’à un homme de plume, tant ses allures étaient rapides, tant il rayonnait de grâce vive et légère. Leigh Hunt disait qu’il y avait dans sa personne, quand on le rencontrait dans un salon, autant de vie et d’âme que dans cinquante êtres humains. Ce fut alors que M. John Forster noua avec lui des relations d’amitié très étroites, que la mort seule devait interrompre. Il devint tout de suite son compagnon préféré dans les longues courses à pied ou à cheval dont Dickens avait la passion et où il mettait le même acharnement que dans son travail; mais cela même ne suffisait pas au besoin de