Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/956

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il semble que dans les derniers jours de novembre le duc de La Torre ait conçu de tardives inquiétudes, qu’il ait eu un réveil subit. Lorsqu’il partit inopinément de Madrid pour aller prendre en personne le commandement de l’armée du nord, cette résolution lui fut inspirée par des avis menaçans qu’il avait reçus. Le parti alphonsiste entretenait avec plusieurs généraux des intelligences qui n’étaient un secret pour personne ; on parlait sans trop de mystère d’un prochain pronunciamiento, et selon l’usage qui règne à Madrid, ville où l’on complote à ciel ouvert, on réglait d’avance le détail de l’événement, comme on règle le cérémonial d’une fête. Le maréchal espéra que, par sa présence, il retiendrait le soldat dans le devoir, et il est certain que son départ contrecarra les desseins de ses ennemis et les obligea d’en ajourner l’exécution. Ils appréhendaient de le voir remporter sur les carlistes un avantage signalé, et regagner ainsi des chances et les sympathies de l’armée. Ils furent bientôt rassurés. Soit qu’il fût contrarié par les rigueurs de la saison, soit qu’il balançât entre plusieurs plans de campagne, le maréchal ne fit rien, et cette inaction de trois semaines rendit cœur aux alphonsistes. Ce fut assez de l’entente des deux généraux Martinez Campos et Jovellar pour faire éclater le mouvement retardé, qui en quelques heures gagna de proche en proche avec une rapidité prodigieuse. Toute l’armée s’y associa, et l’on put dire, en employant la parole de Tacite, « que l’audacieuse entreprise ne rencontra point d’obstacles, que peu la conçurent, qu’un plus grand nombre la désirait, que tous la souffrirent. »

Le duc de La Torre, qui était sur les lieux, paraît avoir reconnu sur-le-champ l’impossibilité où il était de résister à l’entraînement général. La solitude se fit en un jour autour de lui, et il se sentit glisser dans le vide. Il se résigna de bonne grâce et se hâta de rendre les armes à sa mauvaise fortune. On rapporte que, lorsqu’arrivèrent à Madrid les premières nouvelles de l’insurrection, le ministre de la puissance étrangère qui était le plus bienveillante au maréchal dit tout haut que cette levée de boucliers avorterait misérablement, qu’il suffisait d’un acte de vigueur pour en avoir raison. Il parlait encore quand une dépêche annonça que le maréchal avait résigné ses pouvoirs. Il y avait mis tant d’empressement qu’on put le soupçonner d’une entente de la dernière heure avec ses adversaires. Cet empressement s’explique mieux par le désir de n’être point traité en ennemi par les vainqueurs et de ne point se voir fermer les portes de l’Espagne. Quelques jours plus tard, à Biarritz, il ne faisait pas difficulté d’avouer qu’il aurait dû s’attendre à ce qui venait d’arriver, ajoutant que les Espagnols sont une nation monarchique et qu’il les approuvait d’être revenus à leurs princes légitimes. Au surplus il se disait à jamais dégoûté de la politique, résolu à ne plus se mêler de rien, à vivre en ermite dans ses terres d’Andalousie. L’avenir montrera ce qu’il faut penser d’un si profond désabusement.