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Polonais, abrités sous le rocher : « Commandant, dit-il au chef, l’empereur nous ordonne de charger à fond et sur-le-champ. — C’est impossible, répond Pire. — On l’a dit à l’empereur, il n’en croit rien. — Eh bien ! viens-y donc regarder toi-même… » Et, dépassant d’un pas la ligne qui les abrite, Pire lui montre un amphithéâtre de rochers couronné de canons et garni de feux convergens. « C’est égal, dit Ségur, l’empereur est là, il veut qu’on en finisse, » et se tournant vers le chef polonais : « Commandant, à nous l’honneur ! rompez par pelotons et en avant ! » Les Polonais se précipitent, Ségur à leur tête. Il espérait, contre toute espérance, que l’impétuosité de l’attaque les sauverait, que l’ennemi troublé tirerait mal, qu’au prix d’un certain nombre de morts ils auraient le temps d’arriver au milieu des canons, des baïonnettes et d’y porter le désordre. Le temps leur manqua. Officiers, soldats, ils tombèrent tous l’un après l’autre sous cette pluie de fer et de feu. Il y avait bien là, dit Ségur, quarante mille coups de fusil et plus de vingt coups de mitraille à recevoir par minute ! Ségur revint le dernier ; il était criblé de balles, il avait dû quitter son cheval, blessé à mort ; il avait reçu en pleine poitrine un biscaïen qui lui avait presque mis le cœur à découvert. Mutilé, sanglant, de sa main crispée tenant toujours son sabre, il fit cette cruelle retraite au milieu des cadavres de ses compagnons, exposé sans cesse à recevoir le coup décisif, et tomba enfin dans les bras de nos grenadiers du 96e. Pendant que le colonel de La Grange lui donnait les premiers soins, animé par la lutte, il criait encore : « En avant ! en avant ! que l’infanterie nous venge ! » L’empereur le vit de loin, et s’étant informé : « Ah ! pauvre Ségur ! s’écria-t-il. Yvan, allez vite et sauvez-le-moi ! »

Est-ce assez d’héroïsme et de dévoûment ? Ce jeune homme maladif, ce songeur solitaire et sombre que nous avons vu errer de Chatenay à la barrière du Maine, a-t-il assez profité de la double leçon des événemens, comme citoyen et comme soldat ? a-t-il reçu assez de chocs dans cette mêlée immense de la république et de l’empire, chocs d’idées et chocs de mitraille ? S’est-il vu mêlé à d’assez grandes choses ? est-il en mesure de juger avec impartialité le personnage extraordinaire dont la destinée a dominé la sienne ? Possède-t-il tous les élémens de son verdict ? Pas encore ; son éducation n’est pas finie. Il lui reste d’autres épreuves à traverser et d’autres enseignemens à recueillir. Nous venons de voir grandir le héros, dans une prochaine étude nous verrons grandir le sage.


SAINT-RENE TAILLANDIER.