Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/871

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prisonnier, le traite en gentilhomme. Il vit de près non-seulement Ostermann, mais Beningsen ; à Srzégocin, pendant la première nuit, enfermé dans une chambre d’auberge où les deux généraux russes délibéraient à voix basse avec deux autres chefs, il put remarquer leur anxiété profonde malgré le calme de leur attitude. Le lendemain, toujours souffrant de ses blessures, il est traîné à Pulstuck dans une charrette pleine de paille ; il s’arrête ensuite à Rozan, où il rencontre un ami, un bon Cosaque, celui qu’il a retiré le 2 décembre du lac d’Austerlitz. Enfin il arrive à Ostrolenka, où se trouvait le grand quartier-général de l’armée russe. Là, il lui faut subir un nouvel assaut, non plus d’Ostermann, mais de son supérieur le feld-maréchal Kaminski. Et ce n’est pas cette fois une violence d’instinct réprimée presque aussitôt, Kaminski, en vrai Tartare, est insensible à ces principes d’honneur invoqués par Ségur ; il est tenace autant que brutal, et, puisque la menace ne peut rien sur le prisonnier, il emploiera la force. Un colonel russe qui portait un nom bien connu dans la société française, le colonel Swetchine, a beau conseiller à Ségur de ne pas irriter le feld-maréchal, un homme des anciens temps, un homme capable de tout, un vrai sauvage dont toute l’armée russe redoute la férocité, Ségur tient bon ; il ne cède même pas lorsque six Cosaques, la lance au poing, entrent dans la salle qui lui sert de prison, avec l’ordre de lui lier les mains et de l’entraîner à l’instant même, à pied, au milieu des chevaux, jusqu’au fond de la Russie. Un officier du 13e chasseurs, atteint d’une blessure mortelle, était prisonnier dans la même salle et menacé du même traitement. Notez que depuis deux jours la neige tombe à gros flocons et que la terre en est déjà couverte de plus d’un pied. Mourir pour mourir, mieux vaut vendre sa vie en combattant que d’expirer de fatigue et de froid sur les routes glacées. Aussitôt, s’armant de tout ce qui se trouve sous leurs mains, Ségur et son compagnon se retranchent dans un angle de la salle derrière une barricade de bancs. Ils sont perdus, cela est sûr ; que faire contre les longues lances des Cosaques ? Ce ne sera pas une lutte, ce sera une boucherie. Alors le colonel Swetchine, jusque-là pâle et muet d’indignation, se jette au-devant des lances : « Sortez ! crie-t-il aux Cosaques, je ne souffrirai pas une barbarie qui déshonorerait le nom russe. » Les Cosaques étonnés s’arrêtent ; le colonel Swetchine ne leur laisse pas le temps de se reconnaître, il leur donne l’ordre d’aller chercher son propre kibitk, une bonne voiture couverte, y installe Ségur avec son camarade, et les fait partir immédiatement pour Byalistock.

De Byalistock, où Ségur est obligé de laisser son compagnon mourant, il est entraîné à Grodno, à Novogrodeck, à Minsk, à Borisof,