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ligne d’armistice marquée par les étangs. La voiture s’arrêta sur la route, à peu de distance du foyer allumé dans le vallon. L’empereur Napoléon vint jusqu’à la portière pour recevoir l’empereur François II, et déjà il se disposait à l’embrasser quand il s’arrêta net, comme soudainement glacé par la physionomie du monarque autrichien. Ce n’était pas la froideur hautaine, c’était une froideur d’indifférence, Il y a un regard morne qui révèle la profondeur du désespoir, le regard de François II était sans expression ; on n’y remarqua même pas une lueur fugitive de curiosité en face de l’homme qui étonnait le monde. Ségur, qui a noté tout cela, nous affirme pourtant que ses premières paroles furent convenables. « J’espère, dit François II, que votre majesté appréciera la démarche que je viens faire pour accélérer la paix générale. » C’était le ton juste et la façon la plus digne d’entrer en matière ; mais que penser de ce qui a suivi ? Presque aussitôt, avec un rire singulier, rire équivoque et contraint qui formait dans un tel moment la dissonance la plus pénible, le monarque continua ainsi : « Eh bien ! vous voulez donc me dépouiller, m’enlever mes états ? » Sur quelques mots de Napoléon, il répliqua : « Les Anglais ! ah ! ce sont des marchands de chair humaine ! » Ségur et ses compagnons n’entendirent pas la suite de l’entretien ; ils étaient restés sur la route avec les officiers autrichiens, à quelque distance des deux monarques et du prince de Lichtenstein, seul admis à cette conférence. Ils purent remarquer cependant que François II ne prenait qu’une faible part à la discussion, c’était le prince de Lichtenstein qui parlait pour son maître. L’entrevue dura une heure. Le siège rustique préparé par les soldats de Napoléon se trouva inutile, les interlocuteurs restèrent debout. La conversation terminée, les deux souverains se rapprochant du groupe des officiers, Ségur entendit François II prononcer ces paroles : « Allons, c’est donc une affaire arrangée ! .. Ce n’est que depuis ce matin que je suis libre… J’ai dit à l’empereur de Russie que je voulais vous voir ; il m’a répondu qu’il m’en laissait maître. » Le prince ajoutait à cela des propos singuliers, des plaintes personnelles contre les Cosaques, qui avaient pillé une de ses fermes, le tout entremêlé de ces éclats de rire qui avaient déjà causé aux témoins de la scène une impression pénible. Quant à Napoléon, ses dernières paroles furent un sérieux appel à la loyauté de François II : « Ainsi votre majesté me promet de ne plus recommencer la guerre ? » François II répondit : « Je le jure et je tiendrai parole, » sur quoi les deux empereurs s’embrassèrent et prirent congé l’un de l’autre.

Cette fin d’une campagne extraordinaire, une supériorité si écrasante de toutes les façons, tant de gloire, tant de puissance, cet accord avec le souverain de l’Autriche, cette promesse de François II