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se réveilla auprès d’un bon feu, entouré de grenadiers de la garde qui l’avaient reconnu et ramassé. Il repartait le lendemain, courant le jour, la nuit, franchissant les ravins, traversant les rivières, crevant ou noyant les chevaux. « Je me souviens, dit-il, entre autres aventures, que, dans l’une de ces nuits si pénibles, m’efforçant d’atteindre Moelkt avant le jour, je rencontrai une rivière qu’il me fallut traverser à gué, et où je perdis guide et chevaux, emportés par le courant. Plus heureux que ma pauvre monture, qui s’en alla flottant vers le Danube, je parvins à gagner un atterrissement d’où je continuai ma route a pied, satisfait encore d’arriver à l’heure prescrite. »

Sa récompense était d’assister de près aux plus grandes scènes de l’histoire. Le 2 décembre 1805, au lever du jour, il était dans la baraque de l’empereur, sur le tertre qui dominait le champ de bataille d’Austerlitz. On servit un court repas que l’empereur prit debout avec ses aides-de-camp, après quoi, ceignant son épée : « Maintenant, messieurs, leur dit-il, allons commencer une grande journée. » Quelques instans après, tous les chefs de corps vinrent prendre les ordres de l’empereur ; c’étaient Murat, Lannes, Bernadotte, Soult, Davout, tous les princes et maréchaux, « le plus formidable ensemble que l’imagination puisse concevoir, « Ségur, écrivant ses souvenirs vingt ans plus tard, en frémit encore d’ardeur et d’enthousiasme : « Que de chefs de guerre, justement et diversement célèbres, entourant le plus grand homme de guerre des temps antiques et modernes ! ma vie aurait la durée de celle du monde que jamais l’impression d’un tel spectacle ne s’effacerait de ma mémoire. » Ségur avait vu ce simple et magnifique début de la grande journée, il en vit toutes les heures terribles ou glorieuses. Il entendit les paroles du maître, il transmit ses instructions, il se battit à ses côtés, il chargea par ses ordres les bataillons ennemis, il sabra de si près leur artillerie qu’il eut la figure brûlée par la flamme sortant des canons. Après le choc épouvantable de la garde russe et de la garde française, il vit Rapp accourir au galop, la tête haute, le regard en feu, le sabre et le front ensanglantés, « tel enfin qu’un tableau célèbre le représente. » Seulement pour noter la chose au passage ainsi que l’a fait Ségur, le peintre a cessé d’être exact quand il a représenté auprès de Napoléon un si nombreux état-major et tout autour de lui des débris de combat, des canons brisés, des morts et des mourans. Le sol était nu ; l’empereur était en avant, ayant Berthier à ses côtés ; derrière, à deux ou trois pas, se tenaient Caulaincourt, Lebrun, Thiard et Ségur. Voilà les seuls témoins de la scène. La garde à pied, l’escadron de service lui-même, étaient à une assez grande distance, en arrière à droite. Les autres officiers de l’empereur, Duroc, Junot, Mouton, Maçon,