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de Louis XVI, le général Dumas, homme d’éducation excellente, d’esprit large, de manières courtoises, avait reçu mission d’organiser ce régiment, et tout d’abord il lui avait donné pour chef un colonel du même monde, le comte de La Barbée, ancien officier de l’armée royale, célèbre par sa haute taille, son air martial, ses témérités et ses crâneries.

Tout était donc préparé pour séduire une jeunesse d’élite. Songez pourtant aux scrupules de conscience que devaient éprouver les plus hardis ; songez surtout aux reproches, aux railleries, aux marques de surprise qui les attendaient dans les salons du faubourg Saint-Germain ou du faubourg Saint-Honoré. Il y a des assauts plus redoutables qu’on affronte avec moins d’émotion. Ségur nous raconte ses tortures à ce sujet. Il avait pensé qu’une fois son engagement signé il partirait aussitôt, laissant à distance ces batteries mondaines dont le feu est très vif, il est vrai, mais dont la portée est si courte. Point, il fallut rester, voir les signes hostiles, entendre des paroles amères, recevoir l’insulte en plein visage. Un de ses parens qu’il aimait le plus prononça le mot de déshonneur. « Cet excès de sévérité, dit-il, me révolta ; j’acceptai la guerre. Je rendis mépris pour mépris, je criai plus haut que mes adversaires ; j’entraînai même plusieurs de mes amis dans ma cause. Ces jeunes nobles, moins réfléchis, ou suivant tout simplement le penchant naturel à l’activité de leur âge, répondirent successivement au même appel. Il fallut dès lors compter avec nous, et, au lieu de nous attaquer, se défendre. Ce fut ainsi que commença le premier mélange de l’ancienne société avec la nouvelle. »

Scrupule et intrépidité, angoisses d’une conscience délicate et résolution d’une âme fière, quel début plus noble que celui-là ? Toute la carrière du général est comme indiquée dans ce premier élan. Ajoutons que le père du jeune homme, l’ancien ambassadeur à la cour de Russie, le soutenait dans ce difficile passage. Il manquerait toutefois quelque chose à ce dramatique tableau, si le vieux maréchal n’y jouait son rôle. Philippe de Ségur dut retourner à Chatenay pour rendre compte de son coup de tête à son grand-père. Il arriva de bon matin et s’approcha de son lit dans l’attitude la plus soumise. Le vieillard lui parla d’abord très sèchement. « Vous venez de manquer, lui dit-il, à tous les souvenirs de vos ancêtres ; mais c’en est fait, songez-y bien ! Vous voilà volontairement enrôlé dans l’armée républicaine. Servez-y avec franchise et loyauté, car votre parti est pris, et il n’est plus temps d’en revenir. » À ces dures paroles, où un stoïque sentiment du devoir se faisait jour sans le moindre accent de tendresse, le visage du jeune homme se couvrit de larmes. Le maréchal le vit et fut frappé d’une soudaine émotion ; de la seule main qui lui restait il saisit la main