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prophètes ne font aucune allusion à cette histoire, ce qui serait fort étonnant, s’ils y avaient vu autre chose qu’une fable flatteuse pour la vanité d’Éphraïm. On ne saurait nous demander plus de foi qu’Isaïe n’en a montré sur ce point. A la distance des événemens merveilleux qu’ils racontent, dans un pays si différent, étrangers d’ailleurs à la langue et à la civilisation des bords du Nil, que pouvaient faire les conteurs israélites ? Recueillir des traditions, composer un récit d’une édifiante moralité, de tous points agréable à leurs compatriotes. C’est ce qu’ils firent, mais à la manière des écrivains de leur race, en se contentant parfois de juxtaposer sans les fondre des documens qui se contredisent. Nous avons ainsi un double récit de l’événement capital de la vie de Joseph : d’une part, c’est suivant le conseil de Ruben qu’il est jeté dans une citerne, enlevé par des marchands madianites venant de Galaad, emmené en Égypte et vendu à Potiphar, eunuque du pharaon et maître de la prison d’état ; d’autre part, c’est selon le conseil de Juda que le fils bien-aimé de Jacob est vendu pour 20 sicles d’argent à des Ismaélites, qui le revendent à un Égyptien, nullement maître de la maison de force, dont la femme essaie de le corrompre. Enfin, d’après une autre version, celle d’Artapanos, conservée dans Eusèbe[1], Joseph devine les desseins de ses frères et se fait lui-même conduire en Égypte par des Arabes du voisinage ; mais n’insistons pas sur ces délicats problèmes d’exégèse : mieux vaut relever les traits de mœurs égyptiennes plus ou moins authentiques de cette dramatique légende.

De tout temps, les Égyptiens ont tenu en une singulière estime les services des esclaves sémites. Bien des siècles avant Aristophane, comme l’a écrit M. Chabas, les papyrus de l’âge des Ramsès mentionnent le classique « Syrien. » Ce n’était point seulement d’aromates et de baume qu’étaient chargées les caravanes qui traversaient la Palestine, pour se rendre en Égypte ; elles importaient aussi, pour les bazars de Memphis ou de Thèbes, des esclaves de choix, des sujets rares et de haut goût, véritables objets de luxe. Dans les rues populeuses des villes, des Syriens et des nègres couraient devant les chars des riches bourgeois vêtus de lin, une canne d’or ou un fouet à la main, guidant eux-mêmes leurs attelages de chevaux. Joseph administra les domaines de Potiphar, son maître, comme le scribe Enna ceux de Qagabou. Ce n’était pas une sinécure que l’administration d’une grande maison chez le peuple le plus paperassier de la terre. Partout où il y a du blé à mesurer, des métaux à peser, des têtes de bétail à compter,

  1. Prœpar. evang., IX, 23.