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homme n’a puisé comme lui dans les caisses de l’état. En portant la main sur le Mont des Filles, il combla la mesure de ses déprédations, sans que le mécontentement de tous allât jusqu’à la révolte. C’est que les Florentins avaient fini par s’habituer au joug et par trouver plus que tolérable un gouvernement qui leur assurait la tranquillité dans la ville et la paix au dehors. Vis-à-vis des différens états de l’Italie, Laurent déploya en effet une habileté peu commune et finit par maintenir entre eux un équilibre profitable au repos général. S’il s’attira d’abord une guerre formidable, il effaça ses fautes par la prudence de sa conduite postérieure et sut éviter tous les écueils. On loua ses conseils au duc de Ferrare ; on lui sut gré de sa médiation entre Innocent VIII et Ferdinand. Les Florentins virent avec orgueil son crédit auprès du pape et les marques de déférence que lui donnaient tous les souverains. La prise de Sarzana contribua surtout à sa popularité. Laurent du reste s’entendait à flatter les passions du peuple et à endormir les esprits. Aux compétitions des partis avaient succédé les fêtes, les spectacles, les danses, les saturnales de l’ancienne Rome, et l’auteur des chants carnavalesques ne craignait pas de se mêler aux orgies du carnaval. La corruption publique fut son moyen principal de domination. Au surplus, il faut reconnaître que, pour les hommes inaccessibles aux séductions vulgaires, il y avait alors dans le courant qui entraînait la société tout entière vers les lettres et les arts un dédommagement à l’inaction politique et à la perte de la liberté. L’érudition, la philologie, l’étude des auteurs grecs et latins, des philosophes et des poètes, étaient devenues l’occupation et la préoccupation de chacun. On prenait parti pour Aristote ou pour Platon comme pour des contemporains. Aux peintres et aux sculpteurs, on demandait des fresques, des statues, des bas-reliefs pour la décoration des palais et des chapelles. Le beau était dans l’air qu’on respirait, et l’on en jouissait avec un zèle patriotique. Dans ce domaine des lettres et des arts, Laurent, il faut le redire, ne demeura rien moins qu’inactif ; mais, il faut le redire aussi, on peut à bon droit lui reprocher son culte excessif pour l’antiquité. En peinture et en sculpture comme en littérature, il contribua plus qu’aucun autre à subordonner les idées et les croyances de son époque aux souvenirs du paganisme, méconnaissant ainsi les saines traditions de l’école florentine, où l’influence de l’antiquité, l’étude de la nature et les inspirations chrétiennes avaient été jusqu’alors combinées dans une si juste mesure. Par là, il prépara les esprits à la tyrannie de ce matérialisme qui devait aboutir à l’avilissement de l’art, et contre lequel Savonarole tenta de réagir, aux applaudissemens des plus grands maîtres, aux applaudissemens de Michel-Ange lui-même.


GUSTAVE GRUYER.