Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/78

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

regardent les dieux lares, les affreux poussahs, grimaçant comme des croquemitaines, peints de vermillon et d’or et vêtus richement. Une lampe brûle devant ces démons familiers, et quelquefois un peu d’encens.

Ailleurs sont des échoppes borgnes où des épiciers improvisés vendent toute sorte de produits exotiques, ou encore des salons de danse, dancing-saloons, où des nymphes demi-nues exécutent avec des matelots venus des quatre coins du globe des valses et des quadrilles pudiques. Cette réserve étonne en pareil lieu, quand certains théâtres affectent d’exhiber, devant des spectateurs d’élite, les danses les plus obscènes. Le long des trottoirs, un troupeau de filles vont et viennent librement, d’autres sont debout sur le pas de leur porte. Étincelantes à la lumière du gaz, voici maintenant les buvettes, les bars sacramentels, où les grogs et les juleps de toute catégorie, les cocktails, les sangries, les coblers et les punchs de composition variée sont incessamment versés par d’infatigables échansons à des buveurs toujours altérés. On boit debout, devant le comptoir, un verre, deux verres, dix verres ; à la fin, il faut conduire au poste toute une armée de gens ivres-morts. Comme tous les bars en renom, ceux-ci ont soin, pour retenir les chalands, d’exhiber ce que ces sortes d’établissemens appellent leur « galerie de peinture, » une série de gravures enluminées, de tableaux fantastiques, destinés à charmer l’œil des buveurs.

C’est le soir, c’est la nuit surtout que ces quartiers sont animés. Tout le monde est assis dans la rue, et y bavarde. Une odeur nauséabonde qui sort des caves, des allées, vous écœure. Ici sont des tas de chiffons, d’os, de débris sans nom ; à côté, installés sans gêne, une bande d’Italiens jouent silencieusement à la scopa avec des cartes noircies, graisseuses, qui se collent à leurs doigts. Des troupes d’enfans crient et s’amusent. Les Cinq-Points sont un des quartiers les plus fréquentés des enfans des rues. Où seraient les petits bohèmes du ruisseau si ce n’est dans ces antres de la misère ? On les y rencontre par milliers, le jour, la nuit, à toute heure. La police est plus nombreuse ici et plus vigilante qu’ailleurs : policemen en uniforme, armés du lourd club de bois, le casse-tête redouté, detectives en tenue bourgeoise. Les rowdies, les loafers, les pick-pockets les connaissent bien, et ceux-là les connaissent encore mieux. Ces coquins saluent la police au passage par un geste familier, de la main, du coin de l’œil, sauf à lui dire des injures et à lui donner des coups quand ils seront pris en flagrant délit. C’est absolument comme à Londres aux alentours de White-Chapel. Impassibles, l’œil aux aguets, résignés au sort qui peut-être les attend, les policemen surveillent avec zèle ces dangereux quartiers ; ils en