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sympathie que nous gardons pour leurs victimes, et l’un de ces aventuriers, qui s’était établi en Champagne, détroussait les voyageurs avec une audace si chevaleresque qu’une grande dame, alliée à la famille royale d’Angleterre, s’éprit d’amour pour lui ; elle lui envoyait sans cesse « des haquenées et des coursiers, des lettres amoureuses et grandes signifiances d’amour, parquoi ledit chevalier en était plus hardi et plus courageux. » Elle finit même par l’épouser, quand il fut devenu riche du bien des bourgeois et des vilains, sans que personne en fût surpris, et que Froissart y trouve rien à redire.

Cette passion de chevalerie qui anime Froissart et l’entraîne, comme on voit, à de singulières complaisances, il l’avait prise en fréquentant la noblesse de son temps. Dans ces châteaux où il a passé sa vie voyageuse, on ne rêvait qu’aventures et coups d’épée. Aucun siècle assurément n’a prisé davantage l’héroïsme militaire ; aucun peut-être n’en a donné de plus beaux exemples. Jamais on n’a poussé si loin le souci de l’honneur et le mépris de la vie, et Froissart avait raison de dire au début des Chroniques : « Tous ceux qui ce livre verront et liront se pourront et se devront vraiment émerveiller des grandes aventures qui s’y trouvent, car je crois que depuis la création du monde et que les hommes commencèrent premièrement à s’armer, on ne trouverait en aucune histoire tant de merveilles comme il en est advenu dans les guerres de nos jours. » Je ne sais pourtant comment il se fait que, même dans les récits admirables et passionnés de Froissart, cette vaillance nous laisse souvent froids : si intéressantes que soient ses Chroniques, nous ne les lisons pas avec la même émotion que l’histoire de Joinville. N’est-ce pas parce que saint Louis et ses chevaliers combattent au moins pour une croyance ? C’est ce qui n’arrive plus au siècle de Froissart : la bravoure alors n’est plus mise au service d’une grande cause, elle est son but à elle-même. On sacrifie d’ordinaire sa vie non pour son pays ou pour sa foi, mais pour la renommée qu’on a conquise et qu’on veut accroître. On se bat pour se battre, parce que « le nom de preux est si haut et si noble et la vertu si claire et si belle qu’elle resplendit en ces réunions où il y a assemblée et foison de grands seigneurs. » Les deux chevaliers qui serrent le plus courageusement tuer à Crécy furent le sire de Wargni et le roi Jean de Bohême. Wargni, voyant autour de lui tous, les, autres se sauver, ne voulut pas les suivre ; « il férit son cheval de ses éperons, entra dans la bataille et y fit d’armes ce qu’il put ; mais il y demeura. » Quant à Jean de Bohême, on sait qu’il était aveugle, et que, pour être plus sûr de n’être pas séparé de ses chevaliers, il avait fait attacher son cheval aux leurs. « Il alla si avant