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chaque page, et le nombre de lettres que chaque ligne contenait. On dirait vraiment qu’il la voit, qu’il la feuillète et qu’il n’a qu’à transcrire ce qui s’y trouvait écrit. C’est ainsi qu’on a pu nous donner de Lucrèce, de Plaute, de Juvénal et de tant d’autres grands écrivains des éditions plus exactes, plus fidèles, où l’on s’interdit avec soin les corrections arbitraires, où l’on a moins de souci de rendre le texte aisé à lire que de retrouver autant qu’on peut les expressions véritables de l’auteur, où l’on tient surtout à conserver le tour particulier de sa langue et l’originalité de son génie.

Il est clair que cette méthode convient aux écrivains du moyen âge comme à ceux de l’antiquité. M. Luce s’est bien trouvé de l’appliquer à Froissart. Il a commencé par étudier soigneusement tous les manuscrits qui contiennent le premier livre des Chroniques, le plus long des quatre dans lesquels l’auteur a divisé son œuvre immense. Ce travail, poursuivi avec un soin scrupuleux et une infatigable patience, l’a conduit à reconnaître qu’outre les modifications de détail que l’œuvre de Froissart a subies à diverses occasions, il l’avait refondue entièrement trois fois. A trois époques différentes de sa vie, sous des influences souvent contraires, il a repris son histoire depuis les premiers chapitres, pour en changer tout à fait le fond et la forme, l’esprit et les termes, et à chaque fois il l’a répandue dans le public sous sa rédaction nouvelle. Ce premier point établi, il fallait reconnaître à quelle époque chacune de ces rédactions avait été faite et dans quel ordre elles se sont suivies. C’était un travail fort délicat, et le plus savant des éditeurs de Froissart, M. Kervyn de Lettenhove, s’y était lui-même trompé. M. Luce a été plus heureux, et il est parvenu à fixer d’une manière qui semble irréfutable la date de ces trois rédactions.

La première a dû être composée de 1369 à 1373. Froissart revenait alors d’Angleterre, où il avait passé huit ans à la cour de la reine Philippe de Hainaut, femme d’Edouard III. Il y avait connu et fréquenté Gautier de Mauny, Chandos et le Prince Noir ; toute cette chevaleresque noblesse s’était fait un plaisir de le bien accueillir et de lui raconter ses exploits. Il revenait la tête pleine des récits que lui avaient faits les héros de Crécy et de Poitiers. Cette impression ne s’était pas effacée à son retour dans son pays : il y vivait dans la familiarité de Robert de Namur, beau-frère d’Edouard III, qui avait fidèlement servi le roi d’Angleterre dans toutes ses guerres contre les Français, et touchait en récompense une pension de 300 livres sterling sur sa cassette. Froissart l’appelle « son cher seigneur et maître, » et il nous dit que c’est « à sa prière et requeste » qu’il rédigea cette première version de ses Chroniques. Faut-il s’étonner qu’elle soit si favorable aux Anglais, et paraisse faite à leur gloire ? C’est celle aussi qui s’est le plus répandue et