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moment était venu d’aborder la publication des Chroniques, et d’en donner enfin un texte exact et complet. Elle s’est adressée à un jeune savant, M. Siméon Luce, qui s’était fait connaître par des travaux approfondis sur le XIVe siècle et à qui les temps dont Froissart fait l’histoire étaient familiers. M. Luce s’est mis résolument à l’ouvrage ; les événemens terribles que nous avons traversés n’ont point interrompu son travail, et les cinq volumes qu’il a publiés coup sur coup en six ans nous permettent déjà de juger ce que sera l’œuvre entière, et ce que Froissart doit gagner à cette édition nouvelle de ses Chroniques.


I

C’est toujours une entreprise délicate, et qui demande une critique exercée, que d’arrêter le texte des anciens auteurs, mais pour Froissart le travail est beaucoup plus difficile que pour les autres. On sait qu’il a passé quarante ans de sa vie à refaire sans cesse ses Chroniques. Dans son existence aventureuse, il a visité toutes les cours, séjourné dans tous les châteaux, écoutant les récits les plus opposés, subissant des influences contraires, et modifiant à chaque fois son œuvre au gré de ses nouveaux amis. Nous en possédons des exemplaires qui diffèrent tellement entre eux qu’on est vraiment tenté de se demander s’ils viennent du même écrivain. Auquel convient-il de donner la préférence quand on veut publier l’ouvrage ? Comment se décider parmi cette embarrassante variété ? Où trouver le Froissart véritable entre tous ces Froissarts différens ? C’est la première question que se posent les éditeurs des Chroniques ; c’est aussi le premier écueil auquel ils échouent d’ordinaire. Beaucoup d’entre eux n’ont même pas pris la peine de se faire un système arrêté, et se sont laissé tout à fait conduire par le hasard. Ils passent sans aucune raison d’un manuscrit à l’autre, et puisent à la fois à toutes les sources. Uniquement préoccupés de choisir partout les tableaux les plus agréables, ils mêlent et confondent toutes ces retouches successives, et ne se font aucun scrupule de nous présenter dans le même cadre des récits d’époques et d’inspirations différentes.

M. Luce n’a pas procédé de la même manière ; ce qui le distingue au contraire de ses prédécesseurs et caractérise son travail, c’est qu’il a suivi partout une méthode rigoureuse et scientifique. Cette méthode est celle même que les philologues appliquent tous les jours aux écrivains grecs et latins, et qui a permis depuis cinquante ans d’en donner de bien meilleures éditions. Comme elle fait honneur à la critique de notre époque et qu’elle a eu les