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parens ou leurs amis, qui parfois se cotisent pour payer leur pension. Il y a trois classes pour cette espèce de pensionnaires. Les prix qu’on paie en première classe sont ceux des meilleurs hôtels, et peuvent aller jusqu’à 35 et 40 dollars par semaine avec un appartement séparé. Il est des femmes qui courageusement viennent habiter là avec leur mari. Le prix de la pension alimentaire est respectivement de 14, de 8 et de 3 dollars par semaine, suivant la classe qu’on a choisie, et dans ce cas le régime est celui des hôtels de premier, de second ou de troisième ordre. Dans la quatrième classe sont compris les pensionnaires forcés. Ceux-ci font office d’aides et d’employés dans la maison et aux alentours. Au commencement, les femmes et les hommes étaient ensemble, l’ivrogne et l’ivrognesse vivaient fraternellement dans le même asile. Il est inutile d’insister sur les nombreux inconvéniens de cette vie en commun, d’autant plus que les femmes amenées là étaient loin d’être d’une conduite exemplaire à d’autres points de vue. Aujourd’hui on a établi avec raison deux asiles séparés, un pour chaque sexe, et confiné l’asile des ivrognesses dans l’île de Randall.

Le régime alimentaire est choisi, abondant même, pour la première classe. Le café, le thé, sont servis à discrétion à tous les repas, mais on ne boit aucune liqueur alcoolique ou fermentée : c’est la règle stricte de la maison. La bière allemande elle-même, légère et mousseuse, est sévèrement proscrite. Les premiers jours, une grande prostration s’empare des pensionnaires tout à coup arrachés à leur habitude favorite. Il en est auxquels il faut ménager une sorte de transition en introduisant dans quelques plats un peu d’eau-de-vie, en leur servant par exemple un punch aux œufs, une omelette au rhum. On arrive ainsi graduellement à la privation complète de toute liqueur fermentée. Quant au projet de ce médecin original qui avait imaginé de dégoûter les ivrognes des boissons fortes en jetant de l’alcool dans tous les plats, à tort et à travers, on n’y a donné aucune suite. L’odeur, le goût inattendu du liquide chéri, loin de repousser le buveur, lui est au contraire un stimulant de plus. On s’est justement rappelé à ce propos que, dans un établissement de réclusion des États-Unis, les prisonniers, buveurs incorrigibles, étaient allés jusqu’à distiller clandestinement du pétrole pour en composer un spiritueux d’un nouveau genre dont ils s’abreuvaient avec délices.

Beaucoup de pensionnaires de l’île de Ward, véritables patiens, ont peine à se faire au régime, si nouveau pour eux, qui leur est inexorablement imposé. Pris d’une attaque subite de dipsomanie, n’y pouvant à aucun prix résister, ils s’enfuient à New-York, et on les ramasse bientôt sans connaissance dans le premier bar où ils sont entrés ; on les réintègre dans l’asile abhorré. Bien qu’il soit malaisé