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tant d’autres contrées, n’a jamais été d’ailleurs une barrière sérieuse contre l’intempérance ; il n’a encouragé que la fraude et rarement a rempli les caisses du trésor. La loi qui exige le dimanche la fermeture des débits de boisson, sévèrement observée dans le principe, a fini elle-même par être presque partout éludée. Le mal a pris des proportions excessives, les sociétés de tempérance n’y ont rien fait. Les croisades féminines, les ligues contre les buveurs, si vaillamment entreprises l’année dernière dans la plupart des grandes villes de l’Union, se sont arrêtées devant la raillerie publique ; elles n’ont pas osé attaquer New-York, une des villes américaines où l’on consomme le plus de liqueurs, la place forte des buveurs par excellence. Partout ailleurs, à Buffalo, à Cleveland, à Pittsburg, à Chicago, à Cincinnati, à Saint-Louis, à Boston, à Philadelphie, à Brooklyn, dans les cités les plus populeuses, ces courageuses femmes ont bravement entonné leurs pieux cantiques dans la rue, devant toutes les buvettes, et sont allées comme des saintes, avec une patience et une grandeur d’âme dignes d’une meilleure issue, au-devant des quolibets de la foule. A Pittsburg, à Cincinnati, leurs rassemblemens, presque quotidiens, ont amené des désordres. La police les a conduites au juge, qui, un peu malgré lui, les a condamnées à quelques jours de prison pour avoir troublé le repos public ; mais il a bien fallu ensuite les relâcher, et elles ont recommencé de plus belle.

On a dit plus d’une fois comment les choses se passent dans ces sortes de pieux meetings. La troupe féminine librement enrégimentée contre les buveurs se rend devant un bar en renom, où souvent le mari, le père, le frère, sont à boire, pendant que l’épouse, la fille, la sœur, font partie de l’assemblée du dehors. On entonne d’abord un cantique de circonstance, puis une matrone de la bande, une vieille dame à lunettes, plus osée que les jeunes, entre bravement, gourmande les buveurs, renverse les verres et prend à partie le patron en lui faisant honte du métier qu’il exerce et lui enjoignant de fermer sur l’heure sa boutique. Parfois, ô miracle ! un buvetier subitement converti se rend à ce touchant appel, et vide séance tenante tous ses brocs de wisky, tous ses barils de bière dans le ruisseau. D’ordinaire la plupart répondent par des plaisanteries de mauvais goût. En somme, les résultats obtenus ont été nuls. Tout cela avait été mal combiné, mal conduit. Les journaux, sauf quelques rares exceptions, ont été tièdes ou opposans. Aucun grand meeting, aucune agitation habilement menée, aucune discussion régulière et publique, n’avaient préparé la voie, comme on ne manque pas de faire en pareille occasion, et puis le vent ne soufflait pas de ce côté. La croisade contre les buveurs n’a eu qu’une infime minorité en sa faveur, rien que des femmes ; elle est tombée au