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obligé de m’imposer une grande réserve. Les élémens de cette petite société ne laissaient pas que d’être assez différens, et, si Sainte-Beuve n’en avait été le nœud et le point de ralliement, il est assez vraisemblable que les membres dont elle se composait ne se seraient jamais rencontrés. Un premier noyau était formé par des hommes qui représentent, dans sa manifestation la plus brillante et la plus hardie, le mouvement philosophique, littéraire et scientifique de notre temps, M. Renan, M. Taine, M. Robin, M. Berthelot, M. Paul de Saint-Victor, M. Edmond Schérer, à qui Sainte-Beuve témoignait dans les derniers temps de sa vie une grande confiance, et qu’il se plaisait à appeler son « confesseur littéraire. » Puis à côté de ce premier groupe s’en était formé un second qui représentait au contraire le monde de la littérature légère et même sensuelle à laquelle Sainte-Beuve n’avait pas refusé ses éloges et ses encouragemens : Théophile Gautier, Gavarni, Nestor Roqueplan, l’acteur Potier, M. Flaubert, les frères de Goncourt ; enfin, entre ces deux groupes, qui correspondaient en quelque sorte à la double face de l’esprit de Sainte-Beuve et aux tendances contradictoires de sa nature, un petit noyau d’amis moins brillans, d’humbles admirateurs, une petite cour comme il s’en rassemble toujours autour des célébrités littéraires, et que rattachaient à lui une affection sincère et un enthousiasme idolâtre. Sainte-Beuve formait le lien entre ces esprits si divers. Aux premiers, il demandait la nourriture et l’excitation intellectuelle dont il avait besoin pour maintenir en perpétuelle vigueur et fraîcheur son esprit toujours avide de mouvement et curieux de nouveautés. Il cherchait dans la compagnie des seconds le délassement, la gaîté, la gauloiserie, et il goûtait leur conversation,

Comme on boit d’un vieux vin qui rajeunit les sens.

Cette petite société avait ses agapes littéraires qui se tenaient périodiquement, d’abord chez un restaurateur connu, puis plus tard chez Sainte-Beuve lui-même. Parfois des convives plus illustres venaient s’asseoir à leur table. Le prince Napoléon ne leur refusait pas l’honneur de sa compagnie, et la princesse Mathilde paraît avoir daigné elle-même embellir quelquefois de sa présence la maison et la table de Sainte-Beuve. Dans de pareilles circonstances, la composition du menu ne laissait pas d’être une assez grosse affaire. On n’était pas d’humeur en effet à se nourrir exclusivement de poésie dans ce nouveau cénacle, et Sainte-Beuve apportait dans la préparation de ces dîners un raffinement de préoccupations culinaires qu’il élevait à la hauteur d’une théorie, et qui rappelle un peu la vieillesse de Saint-Évremond et sa correspondance avec Ninon de Lenclos.