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n’ajoute pas que ces griefs, fondés ou non, ont donné lieu à des représailles, la colère survit à la vengeance et se transmet aux générations nouvelles : j’ai compris alors comment le ressentiment peut augmenter avec l’instruction et comment on a pu rencontrer en 1870 des hommes désireux de venger les humiliations de la confédération du Rhin ou les exactions de Davout à Hambourg.

La lecture de tels écrits destinés à des enfans est pénible : ce qui la rend plus déplaisante encore, c’est l’habitude de parsemer le récit d’expressions françaises citées textuellement dans une intention ironique. Auteurs et lecteurs arrivent par là à se persuader que les sentimens allemands sont autres que ceux du reste du monde. On a ce spectacle singulier, que l’écrivain sur la même page condamne notre goût pour « la gloire » et flétrit les appétits de « revanche » qu’il nous attribue, ce qui ne l’empêche pas de parler en même temps du Ruhm der deutschen Waffen, c’est-à-dire de la gloire des armées allemandes, et de la gerechte Vergeltung qu’elles ont été chercher, c’est-à-dire de leur juste revanche. Ces écrivains se mêlent à nos querelles intérieures, et les médisances inventées par notre grande et petite presse pour déconsidérer les hommes des partis contraires sont recueillies et trouvent place en des ouvrages sérieux. Dans un de ces livres où sont énumérés quantité d’hommes du temps présent, je n’ai vu qu’un seul Français qui ait obtenu une parole d’estime ; je me fais un plaisir de nommer celui dont le mérite a triomphé de tant de rancunes : c’est M. Ferdinand de Lesseps.

On voit que l’enseignement allemand prend soin d’armer l’élève non pas seulement pour le combat de la vie, mais pour la lutte historique des nations et des races. Ce genre de leçon est entré si profondément dans les mœurs, qu’on se figure les leçons des écoles françaises faites sur le même modèle. « Nous ne faussons pas l’histoire et la géographie, dit le professeur Palmer, comme on le fait de l’autre côté du Rhin, où l’on inculque à chaque enfant de la grande nation[1], comme un dogme sacré, comme une volonté divine méchamment méconnue par les hommes, que la frontière naturelle de la France est le Rhin[2]. » Ceux qui parlent ainsi connaissent mal notre instruction primaire, si réduite au strict nécessaire, et où avant 1867 l’histoire de France ne figurait point parmi les matières obligatoires. Dans les ouvrages d’histoire dont je parlais tout à l’heure, on met parmi les causes de la guerre de 1870 « le désir des frontières naturelles entretenu par l’enseignement public jusque dans les écoles de village. » J’ai retrouvé la même accusation

  1. C’est une opinion accréditée en Allemagne que les Français, quand ils parlent d’eux-mêmes, se désignent couramment comme « la grande nation. »
  2. Encyclopédie de Schmid, t. VI, p. 109.