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ces croyances qui sont depuis l’origine du monde le lot, le malheur et aussi l’espérance de l’humanité souffrante… Ces jeunes gens n’avaient guère plus de titres à représenter la génération au nom de laquelle ils prétendaient parler que ceux qui, treize ans auparavant, dans une étroite salle du Collège de France, avaient empêché Sainte-Beuve de continuer son cours ; mais il importait peu : aux yeux du public, c’était, suivant l’expression reçue, cette même jeunesse des écoles qui avait autrefois sifflé Sainte-Beuve et qui l’applaudissait aujourd’hui. Le plan de campagne avait réussi ; Sainte-Beuve était vengé.

Cette profession de foi hardie de matérialisme dogmatique répondait-elle du moins à une conviction arrêtée et profonde, à ce qu’il appelait lui-même autrefois un invincible éclat intérieur ? Cette question délicate ne mérite pas d’être examinée avec moins de soin et d’impartialité que celle de sa sincérité dans ses convictions religieuses d’autrefois. Il ne faut pas croire en effet qu’une certaine affectation soit le propre des seuls dévots et que l’incrédulité ne puisse avoir aussi son hypocrisie. Sur ce point délicat et qui touche presqu’à l’honneur, voici ce qui me paraît la vérité. J’ai déjà dit que le fond de la nature chez Sainte-Beuve était matérialiste, et j’entends par là que l’instinct naturel n’était pas chez lui porté à réduire la part d’influence que le corps exerce dans la machine humaine, ni à chercher la solution la plus élevée des problèmes que soulève l’économie de notre nature. Lors donc qu’il se laissait séduire et convaincre par les argumens de l’école physiologique et matérialiste, il ne faisait que suivre sa pente et son inclination ; mais je ne crois pas que son intelligence ait jamais bien fortement adhéré à une conviction philosophique précise, et qu’il se soit cantonné dans le matérialisme avec la satisfaction tranquille d’un esprit qui est en possession de la vérité. D’abord, il faut bien le dire, Sainte-Beuve avait l’esprit assez peu philosophique. Il n’avait jamais poussé très loin ses études dans cette branche des connaissances humaines. Il traitait un peu lestement la métaphysique, et, quand il en parlait, son langage ne laissait pas que de trahir une certaine confusion dans ses notions et dans ses idées. On peut en juger par ce fragment d’une lettre, peut-être à dessein rendue publique, et qu’il adressait à l’auteur de l’Apologie d’un incrédule. « J’ai lu votre apologie, qui ne doit point s’appeler ainsi, car le sage n’a pas à se défendre : c’est un compte-rendu que vous faites non pas aux autres, mais à vous-même. Il me parait de tout point exact et rigoureux. La création serait le premier des miracles. L’éternité de la matière une fois admise, tout s’en déduit. La fatalité des lois est une consolation pour qui réfléchit, autant et plus qu’une tristesse. On se soumet avec gravité. Cette gravité muette et respectueuse