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cela à Compiègne dans cette atmosphère isolée et dorée. Eh bien ! la jeunesse qui lit ces choses et qu’on n’a pas pris soin de rallier, elle accepte tous ces grands mots à moitié vides. Des hommes graves s’y prêtent et y ajoutent de la gravité. Sont-ce donc là nos envahisseurs de demain, nos prochains émigrés rentrans ? Tel est ridicule aujourd’hui qui ne l’est pas demain. » Quel coup d’œil prophétique jeté sur l’avenir ! Et dans une lettre postérieure de quelques années, quelle juste et fine appréciation de l’état moral et politique de la France dans les dernières années de l’empire ! « Que de mécomptes en ce moment, et, laissez-moi vous le dire, princesse, quel désarroi de l’opinion ! Comme tout semble flotter au hasard ! Comment personne ne présente-t-il à l’empereur dans un court tableau résumé l’état vrai des esprits, l’espèce de démoralisation politique qui s’en est emparée et qu’on a le tort de laisser durer des mois ? Je ne conçois rien à cette façon de faire ou plutôt de ne pas faire. Connaît-on bien le caractère de ce peuple-ci, qui passe sans cesse de l’extrême confiance à l’extrême contraire, qui est toujours le même à travers les siècles et les régimes divers, sur lequel il ne faut jamais compter, excepté dans des instans où l’on peut tout en effet ; mais, ces momens passés, et quand reprend l’accès opposé, on ne saurait trop veiller, trop avoir la main au gouvernail, être présent, attentif à tout et toujours. Et surtout pas de ces apparences d’interrègne ! »

En lisant ces lettres et en voyant à quel degré Sainte-Beuve avait le sentiment vif, juste, personnel des difficultés et des fautes de ce régime auquel il était sincèrement attaché, on comprend mieux qu’il ait éprouvé le désir de dire publiquement son mot à ce sujet, et que la perspective de son élévation à la dignité de sénateur ait fini par être d’abord acceptée, puis enfin désirée passionnément par lui. Ses amis ont prétendu que ce désir avait été purement désintéressé de sa part et qu’il avait été surtout déterminé par la pensée de l’honneur que les lettres recevaient en sa personne. D’un autre côté, ses adversaires ont soutenu que ce qui l’avait au contraire tenté, c’étaient les gros émolumens attachés à la situation sénatoriale. Je crois qu’il y a autant d’injustice excessive dans cette dernière explication que de bienveillance exagérée dans la première. Sans doute la fatigue ne laissait pas, suivant ses propres expressions, que de se faire sentir chez Sainte-Beuve. « Je descends, disait-il, le mardi dans un puits d’où je ne sors que le dimanche. » Assurément il n’était pas fâché de se procurer quelque relâche sans être obligé de sacrifier une partie de son modeste bien-être ; pourtant Sainte-Beuve n’était pas une nature intéressée, et on ne peut rien reprocher sous ce rapport à l’homme qui a laissé en mourant 6,000 francs de rente, et qui, en quarante-cinq ans de travail assidu, n’avait