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humain, et le spectacle de la souffrance morale ou physique de ses semblables ne le laissait pas insensible. La majeure partie de ses lettres à la princesse Mathilde est consacrée à lui signaler des infortunes qui reçoivent aussitôt leur soulagement. Assez dénuées au reste d’intérêt pour qui n’y chercherait que le mérite littéraire, assez monotones de ton, parfois un peu obséquieuses, elles ne sont pas à la hauteur de ce qu’on était en droit d’attendre d’un homme qui réservait évidemment tout son esprit pour ses articles du lundi ; mais elles sont pleines de révélations pour qui veut y chercher les véritables motifs de la chaleureuse adhésion de Sainte-Beuve au gouvernement impérial, et en même temps son jugement secret sur la politique suivie par ce gouvernement.

La correspondance avec la princesse Mathilde s’ouvre en 1861, c’est-à-dire précisément à l’époque où Sainte-Beuve quittait le Moniteur pour entamer plus à l’aise au Constitutionnel sa campagne anti-catholique et anti-cléricale. Les lettres à la princesse Mathilde laissent apercevoir à découvert la passion qui l’anime. A ses yeux, l’empereur est l’héritier direct de la tradition de la révolution française, de la tradition bleue. « Dans le bleu, il peut y avoir des nuances ; mais le blanc ne sera jamais une de ces nuances. » Ce qui l’exaspère surtout, c’est le silence et l’indécision du maître auquel certains impertinens ont la prétention de faire une opinion. « Un grand chef habile, s’écrie-t-il, et qui a tant de fois fait preuve de souverain, ne saurait prolonger indéfiniment une situation où il a l’air de douter, de ne pas savoir, et d’avoir la volonté malade. Que cela finisse donc ! Qu’il y ait un coup de tonnerre qui remette tout le monde à sa place. » Il n’a pas de préoccupation plus constante que de voir l’empire déclarer ouvertement la guerre aux catholiques. « Oh ! quand l’empereur et la France se purgeront-ils de cette lèpre cléricale ? » — « Encore une concession à ces robes noires ! » écrit-il en apprenant la révocation de M. Duruy. — « Que l’empereur, ajoute-t-il ailleurs, soit bien persuadé de ceci : ces hommes noirs sont odieux au fonds généreux de la France. C’est compromettre l’avenir que de laisser croire qu’on est lié avec eux. Ils sont messagers de mal et conseillers de malheur. »

La haine des hommes noirs ne le rend cependant pas aveugle aux dangers que l’empire court d’un autre côté, et il fait preuve sur ce point d’une singulière clairvoyance. « Faites-vous lire cela, écrit-il à la princesse Mathilde en lui envoyant une brochure qui contenait le récit d’un banquet donné à Bruxelles en l’honneur de l’auteur des Misérables, banquet où s’étaient débitées beaucoup de sottises démagogiques ; ne vous rebutez pas de quelques emphases et expressions ridicules ; pour moi, je suis frappé de cette démonstration d’un Coblentz menaçant et triomphant. On ne se doute pas de