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notre ami errant amèneront peut-être à bon terme ce projet, qui est encore un secret.

« Corcelle est venu à Paris l’autre jour. Lui et la famille sont déjà très occupés de la publication des Mémoires du général Lafayette, qu’on prépare, et qui paraîtront dans peu de mois. Mérimée, qui est revenu d’Angleterre et qui achève d’imprimer un rapport sur tout ce qu’il a visité dans le midi de la France, repart pour la Bretagne avant peu. Voilà le maigre bulletin d’ici. Mieux vaut vivre comme vous le faites dans cette jolie Dieppe entre l’Océan et le paradis, ramassant des coquillages ou causant par le menu de nos fabuleuses conspirations et de nos comiques évasions. Il n’y a que la nature, la solitude et l’amitié choisie qui soient sérieuses ; le reste n’est qu’une mauvaise plaisanterie, aigre, criarde, desséchante ou salissante. Adieu, cher Ampère, replongez-vous dans votre jeunesse, à loisir, ravivant par l’art ces émotions qu’on n’a qu’une fois. Encadrez dans votre Rome magnifique ces nuages du nord qui ont passé sur les âmes de tous les neveux de Werther et de René ; réalisez enfin pour tous ce que vous nous avez bien des fois raconté, ou à quelques amis intimes, ou à ces nuages mêmes qu’il faut ressaisir. — M. Ballanche n’est-il pas le plus infatigable promeneur d’entre vous, comme il était ici le plus mondain ? Tâchez qu’il nous donne quelques belles pages ; rappelez-lui que c’est à Dieppe, dans un cimetière, je crois, qu’il a lu pour la première fois cette Vision d’Hébal que nous relisons. Serrez-lui tendrement la main pour moi. — Dites à M. de Chateaubriand combien nous sommes assurés que ses ennuis de traducteur nous vaudront un nouveau et unique monument ; remerciez-le aussi des particulières bontés dont il m’a honoré dans tous ces temps, et dont je demeure si touché. Je le dirai également pour Mme Récamier, qui me fait bien tort quelquefois en paraissant douter de la profonde et respectueuse affection que je dois à cette bonté gracieuse qui fait époque dans la vie ; mais non, et c’est un devoir même de cette bonté délicate de ne pas douter de ce qu’elle inspire. Adieu, cher Ampère, aimez-moi toujours un peu.

« SAINTE-BEUVE. »


Ces bontés de M. de Chateaubriand, Sainte-Beuve s’était déjà efforcé de les reconnaître. Il avait assisté dans le salon de Mme Récamier à la première lecture des Mémoires d’outre-tombe, dont il avait rendu compte dans un article où les expressions de grand poète, de vieux nocher, de jeune aigle, se pressent sous sa plume. Il n’y avait pas encore bien longtemps qu’il avait déguisé la faiblesse de la Vie de Rancé sous un voile d’éloges dont il cherchait à excuser plus tard la complaisance en disant : « Le livre était manifestement si faible que le sentiment qui m’en faisait dire du bien était au-dessus du soupçon. » Ce même sentiment aurait donc pu, ce