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des montagnes transjordaniennes. Le Jourdain a eu la fortune de servir de point de ralliement à ces douleurs patriotiques dont le peuple hébreu possède au plus haut degré le sens et l’expression, d’inspirer ces élégies nationales qui sont une des plus hautes branches de la poésie antique. C’est lui, le torrent de la vallée de Juda, qu’Israël exilé pleurait si amèrement au bord des beaux fleuves de Babylone, lui qu’il revoyait sans cesse dans les mirages des sables d’Égypte et de Mésopotamie. En Orient, on pourrait dire l’eau natale, mieux que la terre natale. A l’homme du désert, la terre est partout uniforme et souvent marâtre, l’eau est toujours bienfaisante ; les souvenirs lointains et attristés lui reviennent de préférence avec la mélancolie plus pénétrante qui s’attache à cet élément. En dehors même de la renommée que lui a faite la poésie hébraïque, le Jourdain, dont l’éducation première nous a rendu le nom aussi familier que ceux des fleuves de la patrie, rappelle au voyageur qui l’aborde au terme d’un long pèlerinage bien des émotions associées. Nul ne s’est assis au bord du torrent biblique, en lisant les élégies de la captivité, sans voir bientôt succéder à ces images étrangères des images plus connues, sans voir courir dans quelque chère vallée une petite rivière aux méandres ombreux, dessinés par un dais de brumes bleuâtres ; ces brumes lentement acheminées qui montent de l’eau par les matins d’octobre, toile complaisante où l’imagination a tant de fois incarné les rêves de seize ans. Ainsi l’homme, éternel mécontent, en buvant au fleuve sacré qu’il a tant de fois désiré et qu’il est venu chercher à grand’peine, donne un soupir au flot lointain qui bat la porte désertée.

Nous sortons du lit de verdure pour rentrer « dans le désert de Juda. Les palmiers qui couvraient ce jardin de la Syrie, au témoignage des auteurs anciens, de forêts comparables à celles d’Afrique, ont disparu depuis une époque fort reculée. Sur l’emplacement de Jéricho, une tour arabe, haut donjon carré, garde quelques tentes de peaux de chèvres, quelques cabanes de branchages ; des bachi-bozouks déguenillés, de mine aussi louche que les Bédouins qu’ils surveillent, y tiennent garnison. C’est ici que notre drogman nous dit un mot épique, qui résume les idées de l’Orient en matière de voirie. Comme il fait passer nos bêtes dans un champ d’orge, égaré là par hasard, nous manifestons quelques scrupules de conscience : « Oh ! cela ne fait rien, dit-il, seulement cette année on a cultivé la route ! » Nous allons camper à une demi-lieue plus au nord, au bord de la fontaine d’Elisée. Dans ce site gracieux, une petite forêt en miniature d’acacias et d’arbustes épineux, que les Arabes appellent doums ou nabkas, masque d’un voile riant les solitudes de Juda et de Moab. Le ruisseau qui s’échappe d’un bassin naturel fait aus-