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La Mer-Morte, le Jourdain, Jéricho, 13 décembre.

Nous avons quitté au jour naissant la gorge de Mâr-Saba et le ravin du Cédron, bien nommé par les Arabes Nakr-en-Nar, torrent de feu. Nous descendons du dernier plateau au bord du lac par le lit desséché d’un wadi où la verdure tente un suprême effort pour reparaître : des roseaux, des tamaris, des fougères en fleurs d’une variété charmante, aux frissonnantes aigrettes blanches et roses toutes pâles de sel, charment le regard déshabitué de ce luxe. Quelques perdrix rouges partent à tire-d’aile devant nous. Nous perdons ici un des nôtres, entraîné à leur poursuite. C’est un de ces pauvres chiens errans qui pullulent dans les villes arabes et s’attachent parfois aux caravanes, alléchés par la réjouissante odeur du fourneau. Celui-ci s’était associé à nos destins à Naplouse ; d’humeur aventureuse et d’esprit subtil, il avait sans doute longuement réfléchi sur les misères de son existence passée, comparées aux promesses éblouissantes de notre cantine, avant de prendre un de ces grands partis qui décident de toute une vie. Le matin de notre départ, il avait dit délibérément adieu à la rue natale, et depuis il suivait fidèlement ses maîtres d’adoption, payant nos soins chaque nuit par une garde vigilante. Nous l’avions baptisé du nom de Sichem en souvenir de la ville biblique, et nous tenions beaucoup à garder ce compagnon de hasard. Nous l’appelons en vain, égaré dans le wadi, le pauvre Sichem ne revient pas ; il sera certainement mort de soif près des flots empoisonnés.

A quelques toises du bord, la végétation disparaît. La sérénité du ciel d’airain qui nous éclaire depuis Beyrouth s’est démentie pour la première fois : de lourds nuages courent sur toute la vallée, chassés par un vent violent, et nous crachent au visage des rafales de pluie acre, pompée dans les vapeurs malsaines du lac. Une véritable tempête balaie le bassin, soulevant à grand’peine les flots pesans et glauques de l’étang de bitume, qui roulent les uns sur les autres une écume terreuse et rejettent à nos pieds les troncs d’arbres apportés par le Jourdain, calcinés et blanchis comme des squelettes végétaux. Derrière nous, une plage de sable, brillant d’une croûte salée et cristalline, court parallèlement au fleuve durant plusieurs kilomètres jusqu’au désert de Juda. Partout, dans la plaine et sur la montagne, le silence, l’absence de vie, la malédiction écrite sur ce coin de terre, je ne sais quoi de pesant, de lépreux, de formidable et d’unique. La Bible l’a bien nommée, la « Mer de la solitude. »

Nous ramassons sur la grève plusieurs de ces cailloux corrodés